lundi 13 juin 2011

Le faux baron de Linières

On se souvient qu’au temps de Mazarin et du jeune Louis XIV, le châtelain de Linières s’appelait Legras ou Le Gras. C’était dans les années 1635-1685.

Anne Claude Legras, d’abord, avait acquis le domaine d’Élie de Goulaine, un protestant établi à Vieillevigne. En 1626 il donne procuration pour l’assise de Languiller (1). Sa fille Catherine se mariera avec un seigneur de la Verrie, René Langlois, qui avait acheté en 1666 Languiller sur la paroisse de Chauché. Une autre fille, Anne, se mariera avec René Gaborin, lui apportant plus tard le fief de Linières. Son fils Claude lui succédera dans la propriété de Linières. C’est Anne Legras qui transformera le nom de Drollinière en Linière vers 1635, peu après son acquisition.

Nos recherches sur cette famille étaient restées vaines jusqu’ici. Des chevaliers avaient porté ce nom dans le Bas-Poitou au XVe siècle, mais sans que nous puissions établir un lien entre eux et le châtelain de Linières. Pourtant les titres de noblesse d'Anne Legras sont cités dans le registre paroissial de Saint-André-Goule-d’Oie. On a leur première trace sur le registre le 26 novembre 1635 (vue 91), comme « chevalier de l’ordre, seigneur du Plessis Clain et de la Droslinière ». Puis dans un acte de baptême du 5-6-1637 (vue 96), l’épouse du seigneur de Linières est qualifiée par le curé de « hauste et puissante dame Janne Oliverau femme du haust et puissant messire Anne Legras chevalier de l’ordre du roy seigneur de la Linière et du Plessis Clain - - - et autres places ». C’est la première fois que nous voyons écrit le mot « Linière ». La notion de « chevalier de l’ordre du roi » indique une décoration dans le langage moderne. Celle de « seigneur » relève du domaine des civilités, et n’est pas porteuse, en soi, d’un titre nobiliaire. En revanche la qualification de « haust et puissant messire » était réservée par usage à un noble. Puis surtout, dans un autre acte du 20-10-1650 (vue 137), le curé indique : « Claude Legras baron de Linière et Jeanne Olivereau Dame du Plessis Clain ». Il s’agit du baptême de Claude Parpaillon, probablement un employé des châtelains. Dans un autre document, Anne Legras est noté aussi comme seigneur du Plessis-Quelin (Vienne), sans doute le « Plessis Clain » du registre de Saint-André.

L’explication au silence de la documentation est simple : c’était un faux noble !

Charles Colbert de Croissy
C’est ce que nous révèlent, dans leur rapport au roi Louis XIV sur l’état du Poitou, le marquis Charles Colbert de Croissy (frère du célèbre ministre), et Jacques Honoré Barentin. Intendants du Poitou et commissaires chargés de faire un état des lieux dans cette province fort perturbée par les guerres de religion, les deux hommes ont fait un travail sérieux sur l’état du clergé, des finances publiques et de la justice dans les années 1663 à 1669.

Ils firent imprimer en 1667, chez Antoine Mesmer, « imprimeur et libraire ordinaire du roi et de l’université à Poitiers, un Catalogue alphabétique des nobles de la généralité de Poitiers, maintenus et condamnés roturiers par Colbert, Barentin et Rouillé du Coudray, commissaires du roi, intendants en Poitou, avec les notes de Maupeou d’Ablieges leur successeur. » Ce document est maintenant accessible au public par internet. À la lettre L, pour l’élection de Mauléon (circonscription administrative de Châtillon/Sèvre), on lit :
Chauché : LE GRAS (Claude), seigneur de la Linière, condamné roturier.
Plus loin, dans un répertoire des faux nobles condamnés comme roturier, avec le montant de l’amende qui leur est infligée, on lit :
LE GRAS (Claude), sr de Linière ……….5 000 livres. La somme est très importante et parmi les plus élevées. Cela représentait le prix annuel de ferme d’une quinzaine de grandes métairies à cette époque. Elle est peut-être à l’origine des revers de fortune de la famille dans la deuxième moitié du 17e siècle. On verra en effet, la seigneurie de Linières saisie par les créanciers en 1686 (2). Déjà Anne Olivereau, l’épouse d’Anne Legras, l’acheteur de la seigneurie un peu avant 1626, avait signé en 1663 une reconnaissance de dette en faveur du prieur-curé de Saint-André, Pierre Moreau (3). Son fils Claude Legras en avait fait autant auprès du même en 1648 pour un montant de 224 livres (4).

En 1665 Anne Olivereau est l’épouse d’Anne Legras, seigneur de Linières. Ce dernier vivait encore en 1658 (aveu des Essarts à Thouars). En 1661 son fils, Claude Legras, est parrain, qualifié de seigneur de Linières et Plessis Clain. En 1668, c’est Claude Legras, qui a été condamné roturier. Anne Olivereau est présente au baptême de sa petite fille en 1662, Jeanne Langlois. En 1665 elle est probablement veuve. Son fils Claude se maria en 1677 avec Françoise Charbonneau.

Pour redresser les finances du royaume, un des moyens utilisés a été de lutter contre la fraude fiscale, notamment sur la taille, l’impôt principal. Les commissaires du roi cités plus haut indiquent que « ceux qui se commettent dans l'assiette de la taille et la confection des rôles sont en bien trop grand nombre. Le principal provient de la quantité de faux nobles, qui se maintiennent par la violence, et exemptent même leurs fermiers et parents, en sorte que la taille est payée par les plus misérables. » C’est que les nobles payaient l’impôt du sang (au temps des chevaliers), sinon une contrepartie financière, et étaient exonérés des impôts ordinaires.

Alors les commissaires du roi ont enquêté auprès de chaque famille bénéficiant du statut de noble dans le Poitou. Ils écrivent dans leur rapport : « Après avoir exécuté ce qui était des intentions du roy en la généralité de Tours, nous avons passé, suivant les ordres de S. M., [sa majesté] en celle de Poitiers, en laquelle nous avons premièrement vaqué au département de la taille, que nous avons fait encore avec plus d'exactitude, les éclaircissements que nous avons pris, l'année dernière, nous ayant servi à nous garantir de surprise. Et comme nous y avons encore trouvé le même abus, qui est que les plus riches et les plus puissants s'exemptent de la taille, sous prétexte de différents privilèges de noblesse ou d'offices imaginaires, pour y remédier et travailler en même temps à l'exécution de l'arrêt du Conseil qui nous ordonne de connaître des malversations commises par le traitant des taxes faites ou à faire sur les usurpateurs de noblesse, nous avons fait donner assignation, par-devant nous, à tous ces prétendus exempts. Et la plus grande partie ayant comparu et représenté leurs titres, soit de noblesse ou d'autre prétendue cause d'exemption, assisté de personnes fort intelligentes, et qui connaissent parfaitement les familles de noblesse de la province, et de cette sorte, sans qu'il en ait rien coûté aux parties pour leurs expéditions, ni qu'ils aient été obligés de faire plus d'un jour ou deux de séjour auprès de nous, nous pourrons informer S. M., aussitôt que notre procès-verbal sera fini, quels sont les véritables gentilshommes de la province et combien il y en a, combien de douteux et combien de véritables usurpateurs. Et on prétend justifier que de douze cents qui se disent nobles, il n'y en a pas plus de deux cents. » Cette proportion est quand même surprenante.

Pour la petite histoire, Jonas Royrand, vivant sur le petit fief du Coudray dans la paroisse de Saint-André-Goule-d’Oie, a été maintenu noble par sentence du 24 septembre 1667, comme ses homonymes de la Roussière de Saint-Fulgent. De même, Alexandre de Laheu, seigneur du Coin (Saint-André) et de la Burnière (Chavagnes) a été maintenu noble par sentence de M. Rouillé du Coudray, du 24-3-1670. Leurs fiefs étant pourtant bien plus petits que celui de Linières. Et il en a été de même pour le terrible seigneur de Saint-Fulgent, le baron René Bertrand, maintenu noble par sentence du 24 septembre 1667.

Cette enquête sur les titres de noblesse sortait de l’ordinaire et leurs auteurs ont pris soin de se référer à un arrêt du Conseil du roi, (instance permanente de consultation auprès du roi, divisée en plusieurs formations) leur ordonnant de connaître des malversations, pour court-circuiter les procédures judiciaires habituelles. C’est normalement, en effet, la Cour des Aides, tribunal en matière fiscale, qui était compétente pour examiner les titres de noblesse. Les rapporteurs se justifient en écrivant au roi : « Ainsi ce travail étant continué, on en tirera deux fruits fort considérables : le premier, que tous les usurpateurs seraient imposés à la taille, au soulagement des misérables et au grand avantage du recouvrement ; en second lieu, que S. M. pourrait tirer, en fort peu de temps, une très grande somme pour les amendes à quoi les usurpateurs sont sujets pour avoir injustement joui des privilèges et exemptions ; tandis que si la cour des Aides continue à instruire et juger ces affaires, les gentilshommes qui n'auront pas le moyen d'y venir plaider déchoiront de la noblesse qui leur est naturelle, et les véritables usurpateurs, soit par la connivence des traitants, avec lesquels ils s'accommodent, ou par d'autres voies, seront maintenus dans leurs usurpations par des arrêts contradictoires, et le remède que S. M. aura voulu apporter à cet abus n'aura servi qu'à l'augmenter. »

Il faut dire que dans le même rapport, les auteurs critiquent vivement le fonctionnement de la justice, manquant de personnel compétent, voire honnête dans beaucoup de cas. Ils mettent aussi en cause tant le fonctionnement du présidial de Poitiers que l’empilement des subdivisions judiciaires dans la généralité du Poitou et l’institution des « justices de villages », inféodées aux seigneurs locaux. Ils sont donc les premiers, dans cette affaire d’usurpation de noblesse, à recommander au roi de se méfier de la justice pour résoudre le problème. Mais la résistance de cette corporation de magistrats aux réformes sera telle, qu’il faudra attendre la Révolution pour penser un nouvel ordre plus rationnel en ce domaine et commencer à le mettre en œuvre.

Nous avons là un exemple concret de la reprise en main des administrations par le pouvoir central, qu’a opérée Louis XIV, ce que certains livres d’histoire appellent le renforcement du pouvoir absolu du roi. Après les guerres de religion, quelques dizaines d’années plus tôt, et la Fronde (1648 – 1653, qui a été une révolte de la noblesse contre le roi pendant sa minorité), Louis XIV avait entrepris cette reprise en main des affaires. La vérification des titres de noblesse, entreprise systématiquement, s’explique aussi dans ce contexte.

Ainsi, au fil des siècles, ont donc défilé à Linières différents types de nobles, y compris pour l’heure, un faux. Pour ne pas jeter le discrédit sur la « corporation », indiquons tout de suite qu’il fut probablement le seul.

Sa belle-famille était-elle au courant ? La famille des Oliverau s’est éteinte à la fin du XVIIe siècle et on n’a rien trouvé concernant sa confirmation de noblesse ou sa condamnation comme roturière. Jeanne Olivereau, sa femme, était la fille de Claude Olivereau, seigneur du Boistissandeau, à côté d’Ardelay, une famille de bons catholiques. Ce dernier avait succédé à son père, René Olivereau, en 1607, et terminé la construction du château actuel, commencée par son père. Celui-ci était mort dans une rixe familiale le 22 octobre 1622. C’est Guillaume Olivereau, né vers 1381, qui était venu s’installer au Boistissandeau, par son mariage avec la Dame du lieu, Marguerite du Grazay.

Château du Boistissandeau
Claude, le frère de Jeanne Olivereau, mourut en 1641 des suites d’un duel avec le seigneur d’Ardelay pour une question de droit d’enterrement dans l’église d’Ardelay. Sa veuve, Marie de Hillerain reçut de sa belle-sœur Jeanne Olivereau, avec l’assistance de son mari, Anne Legras, baron du Plessis Clain (est-il écrit dans l’acte du 8 décembre 1641 du notaire des Herbiers, Renard !) ses droits sur la terre du Boistissandeau et l’autorisation de faire passer la possession du château à sa propre famille (5). Ce qu’elle fit, et en 1674 Jean Baptiste de Hillerin devenait seigneur du Boistissandeau. C’était le fils du deuxième mariage de son demi-frère, Pierre de Hillerin, en 1613 avec Catherine Licquel.

Cette condamnation de Claude Legras n’a pas empêché qu’on lise dans le registre paroissial en 1670, à nouveau : « chevalier seigneur de Linière ». Pour le prieur écrivant son registre, cela n’avait sans doute pas d’importance et peut-être n’était-il pas informé de la situation réelle du seigneur de Linières. Le notaire de Saint-Fulgent à la même époque était plus libre de ses écrits. Décrivant les confrontations du tènement voisin de le Bergeonnière, il évoque les « murailles de Linière, jadis Drollinière … » (6).

Claude Legras fit l’aveu de son fief en 1672. L’aveu était une obligation attachée à la terre, qui s’imposait au propriétaire quel qu’il soit (y compris à un ecclésiastique par exemple).

Cela ne l’a pas empêché de se marier avec une vraie noble, Françoise Charbonneau, le 6 septembre 1677. Celle-ci était la fille du défunt Gabriel Charbonneau, chevalier de St Symphorien sur la paroisse de la Bruffière, dont elle était originaire. Son père possédait aussi la châtellenie de Chambretaud. La famille Charbonneau remonte à 1250 et s’est éteinte au XVIIIe siècle. « Cette maison est une bonne noblesse du Bas-Poitou » indiquent les auteurs du rapport sur l’état du Poitou à Louis XIV.

Quand Françoise Charbonneau, la châtelaine de Linières devenue veuve, se remaria dans l’église de Saint-André-Goule-d’Oie le 26 février 1685 (vue 82), son nouvel époux, René Bechillon, seigneur de la Girardière, avait été maintenu noble par sentence du 20 septembre 1667.

Pour terminer, on ne peut pas s’empêcher de revenir sur le motif de la transformation du nom de Drollinière en Linière par le nouveau propriétaire, Anne Claude Legras, vers 1635. Il était plus facile de se prétendre baron de Linières (registre paroissial de Saint-André-Goule-d’Oie) que baron de la Drollinière, titre qui n’avait jamais été porté auparavant, comme pouvaient le montrer les documents concernant ce fief. À cette époque, le suzerain des Essarts n’habitait pas sur place, la baronnie faisant partie des domaines d’une princesse royale de Savoie, après l’avoir été de la maison de Lorraine. Seuls des fonctionnaires locaux de la baronnie, avec qui on pouvait sans doute s’arranger, pouvaient soulever des difficultés. En donnant un nouveau nom au fief de la Drollinière, Anne Legras pouvait mieux brouiller les pistes. C’était sans compter sur le sens du devoir des fonctionnaires d’inspection et l’arrivée au pouvoir de Louis XIV.

Jusqu’ici nous n’avions aucune explication sur le motif du changement de nom de la Drollinière par Anne Legras. Maintenant nous en avons un, très probable.


(1) Procuration du 15-7-1626 d’Anne Legras pour l’assise de Languiller, chartrier de la Rabatelière : 150 J/C 17.
(2) Foi et hommage du 16-3-1686 de Linières à Languiller pour les moulins et la moitié de l’étang : 150 J/C 17.
(3) Inventaire après-décès en 1666 du mobilier, vaisselle, linge et papiers de Pierre Moreau, Archives de Vendée, chartrier de Roche-Guillaume, famille Moreau : 22 J 29, page 54 et 72.
(4) ibid. page 90.
(5) Rome, Archives des frères de Saint-Gabriel, chapelle du Boistissandeau. Commentaires de T. Heckmann.
(6) Archives de Vendée, chartrier de Roche-Guillaume, famille Moreau : 22 J 29, déclarations roturières diverses de Pierre Moreau vers 1675.

Emmanuel François, tous droits réservés
Juin 2011, complété en août 2022

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