Bayard et Bertall : photo d’Amaury-Duval |
Dans son carnet personnel pour l’année 1847 (1), Amaury-Duval note
régulièrement les faits marquants de ses journées. Cette habitude lui avait été
recommandée par son père. Cette année-là, âgé de 39 ans, il achève le décor de
la chapelle de la Vierge à Saint-Germain-L’auxerrois (Paris), et probablement
aussi celui du chœur de la chapelle du collège Sainte-Barbe (à Paris où il a été
élève) ; cette dernière sera bénite en décembre 1847. À l’automne il a
voyagé en Auvergne (2), peignant une fresque avec un de ses élèves. Il est un
peintre reconnu déjà, et a même reçu la légion d’honneur. Mais à lire son
carnet, il semble bien que la part la plus importante de son emploi du temps
est vouée aux mondanités.
Les mondanités d’Amaury-Duval
Ainsi, pour ne prendre que quelques exemples, à la date du 24 février il
écrit : « Je suis allé
ce soir chez le duc de Nemours (4e fils du roi Louis Philippe). Il est impossible d’être plus gauche et
plus embarrassé que ce prince quand il vous adresse la parole. Au lieu de dire
un mot et de passer, il s’arrête, se plante devant vous et, la conversation
tombant d’elle-même, il est obligé de s’en aller tout gêné. Le duc d’Aumale (9e
fils du roi) et le duc de Montpensier (10e
et dernier enfant du roi) sont au
contraire pleins de grâce et d’amabilité. Il y a là toutes les célébrités
artistiques et littéraires, Victor Hugo, Fred Soulié, Félicien David, Ponsard,
qui a l’air d’un receveur d’enregistrement, Flandrin, Lehmann, Cabat. Le
concert est ennuyeux. »
On ne présentera pas Victor Hugo, mais un mot sur les autres : Frédéric
Soulié (1800-1847)
est un romancier et auteur dramatique, à l'époque aussi célèbre que Balzac ou Eugène Sue,
qui fréquenta le salon d’Emma Guyet-Desfontaines. Félicien César David (1810-1876) est un compositeur de musique,
qui, en 1847, compose un poème symphonique : « Christophe Colomb ». François Ponsard (1814-1867) est un poète et auteur dramatique qui
débuta par la traduction en vers de « Manfred » de Lord Byron. Le talent de Rachel, amie
d’Amaury-Duval et la plus grande actrice de son temps, le servit beaucoup. Flandrin, Lehmann et Louis-Nicolas Cabat étaient des peintres connus, dont
les deux premiers furent de très proches amis d’Amaury-Duval, Lehmann fut un
invité de Linières plus tard.
À la date du 15 mars 1847, la
journée a été chargée, mais en grande partie consacrée à la peinture. Elle
commence par la visite d’une galerie, et
il nous fait bénéficier de ses impressions de professionnel : « Je vais voir avec Burthe et Froment (deux
de ses élèves) la galerie de la rue
Simon. Il y a un beau Titien. Tarquin, la femme du moins car l’homme est
inférieur. La vierge de Lorette de Raphaël dont on fait grand bruit à Paris. Je
ne sais si c’est l’original. Dans tous les cas le tableau est bien inférieur à
celui du musée et même la Vierge est mauvaise. »
La journée est marquée par
l’ouverture du salon. Ainsi désignait-on l’exposition officielle de peintures
et sculptures organisée au musée du Louvre pour promouvoir les artistes
contemporains, suivant des procédures aussi discutées que l’art lui-même. Il
écrit : « Le salon est
ouvert aujourd’hui. Nous déjeunons avec mes élèves et Gendron au café Minerve.
Le seul tableau qui m’ait frappé est celui de Couture (3) : « Les
Romains de la décadence ». Le reste m’a paru bien médiocre. Flandrin a un beau portrait d’homme,
son « Napoléon » n’est pas bon. Lehmann, un joli Profil de Litz. »
Duc de Montpensier
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Et en fin d’après-midi, Amaury-Duval
change de décor : « Je
suis allé ce soir chez le duc de Montpensier (10e et denier enfant du roi) à Vincennes. On discute très vivement la
question du jury. Le prince nous apprend que le portrait que Lehmann a fait de
sa mère est refusé, et il prétend que c’est ce qu’il a fait de mieux. Est-ce
vrai ? Je vois là le général Lamoricière, il a une assez belle tête, mais
commune, il est petit. » La question du jury concerne la composition
et les règles de fonctionnement du jury qui sélectionnait les œuvres et attribuait
les prix au salon des artistes. Elle est reprise par Amaury-Duval dans son
livre, « l’Atelier d’Ingres »,
où il y développe son point de vue longuement.
Le 24 avril, on lit dans le
carnet : « Dîner chez le duc de
Montpensier qui a été pour moi des plus gracieux. Nous avons parlé du jury et
j’ai dit ma façon de penser. J’étais à dîner auprès de Meissonnier (peintre) et de Maquet (écrivain, collaborateur
d’A. Dumas), Alexandre Dumas dînait
aussi. Le soir Descamps (peintre, graveur) vient, il me parle de mon article sur M. Ingres et m’en fait de grands
compliments. Je fais la connaissance de Penguilly l’Haridon (peintre
breton). Il y avait à dîner près de Dumas
le comte Lequen, le prisonnier d’Ab El Kader (4) »
Deux jours auparavant, le 22
avril, Amaury-Duval avait pourtant dansé toute la nuit : « Je reçois une lettre d’Anaïs (actrice de
la Comédie française) qui me dit que le
bal des Français (Comédie française) a
lieu ce soir. J’y vais à 11h et voilà qu’à 6 h du matin j’en sors. Je me suis
rarement autant amusé à une soirée plus gaie. Rachel et ses sœurs (actrices
aussi) étaient ravissantes. Un entrain
que je n’ai vu nulle part. »
Le 6 juin 1847 : « Je suis allé dîner chez Alexandre
Dumas. Convives : le prince de Canino, fils de Lucien Bonaparte (5), V.
Hugo et ses fils, Muller (peintre) et
la Guimond (chanteuse). Nous allons
visiter la maison de Monte-Cristo (6), c’est très joli, une vue magnifique. Le travail
des arabes, que Dumas a ramené, est merveilleux. Le dîner est d’une gaieté
folle.
Le prince de Canino me ramène à Paris dans sa voiture. S’il savait que
c’est à cause de moi qu’on lui a refusé le poste à Rome chez… »
Amaury-Duval retourne chez le duc de Montpensier le 5 juillet suivant : « Grand bal chez le duc de Montpensier à
Vincennes, dans le bois brillamment éclairé en verres de couleur. Concerts de
tous côtés. Salle de bal sous une tente. J’y vois Bou Maza (7) dont la tête
sauvage est effrayante. Ses yeux sont teintés en bistre. Ses ongles peints en
rouge. La duchesse est charmante (épouse du duc et fille du roi d’Espagne),
la princesse de Joinville (8) un peu trop
maigre mais gracieuse. La reine d’Espagne (9) encore belle. Narvaez (chef
du gouvernement espagnol) a l’air d’un
maître d’hôtel. Nous soupons très gaiement, Jadin, Muller et moi. »
Ces deux dernières personnes nommées étaient des peintres connus.
Cette fréquentation de la famille
royale d’Orléans ne préjuge pas d’un engagement politique de la part d’Amaury-Duval,
à la différence de son beau-frère, Guyet-Desfontaines, député de la Vendée et
soutien de la Monarchie de Juillet. On le verra de la même manière aussi à
l’aise dans les allées du pouvoir du Second Empire, et dans ses fréquentations
d’hommes politiques républicains. En réalité il regardait la politique avec la
distance de l’artiste qui place son art au-dessus de tout. Néanmoins, les horreurs
qu’il a vécues lors du soulèvement de la commune de Paris en 1871 et sa
répression, l’ont poussé à s’engager ensuite contre le retour de tels
évènements. Il le fit en Vendée, où sa position de propriétaire de Linières a
dû le mettre en avant. C’est ainsi qu’il accepta de présider le comité
conservateur du canton de Saint-Fulgent constitué le 26 octobre 1877. Son vice-président était
le comte Guerry de Beauregard, de Chavagnes (10).
William Etty Yorag :
Portrait de Rachel |
Le 11 novembre, on remarquera la proximité d’Amaury-Duval avec la
comédienne la plus célèbre de son temps, et aussi sa réputation personnelle
d’artiste, y compris en matière de costume de théâtre : « Ce soir aux Français. Rachel me fait dire
de monter dans sa loge pour voir les costumes de « Cléopâtre » (11).
Elle les essaye et parait très contente des conseils que je lui donne. Elle me
prie de revenir demain. Qu’elle est belle ! Qu’elle a des poses
admirables, quoiqu’elle soit enceinte et très avancée (12). » Le
lendemain il écrit : « J’assiste
encore à l’essai des costumes dans la loge de Rachel. Mme de Girardin et son
mari sont là. Rien de plus drôle que cette scène. Mme Solié arrive, ses
costumes ne vont pas, elle en propose d’autres, Rachel les trouve trop riches.
Moi je m’en vais, j’ai trop envie de rire, d’autant que Chassériau (13), qui
est là, fait les observations les plus comiques. »
Amaury-Duval familier du duc de Praslin
On pourrait citer longtemps les notes des carnets intimes sur le même
registre. Celles que nous venons de citer nous paraissent représentatives de la
vie mondaine de celui qui deviendra châtelain de Linières, trente ans plus
tard, au soir de sa vie. Parmi elles, il est intéressant de suivre un scandale
mondain qui fit beaucoup de bruit : l’affaire du duc de Praslin. Dans son
carnet personnel Amaury-Duval note régulièrement ses rencontres avec ce personnage
de la haute société, descendant d’une famille illustre de la noblesse et pair
de France, les Choiseul-Praslin.
Charles de Choiseul-Praslin (1805-1847)
|
Le 24 janvier 1847 il écrit : « Je suis allé ce soir chez M. de Praslin. On parle du bal de l’opéra. La
gouvernante témoigne le désir d’y aller. Mlle Louise lui dit naïvement :
« mais, mademoiselle, allez-y et vous nous raconterez cela. N’êtes-vous
auprès de nous pour tout nous apprendre. M. de Praslin et moi nous éclatons de
rire. » La gouvernante s’appelle Mlle de Luzy, et Mlle Louise est une
grande amie d’Amaury-Duval et des Guyet-Desfontaines, sœur des frères Bertin,
propriétaires et directeurs du journal des Débats.
Le 31 janvier, nouvelle
rencontre : « J’ai dîné chez M.
de Praslin. Le soir ses filles vont au bal ; Je reste avec lui et Mlle de
Luzy. Longue conversation sur l’amour. Mlle de Luzy nous raconte sa triste
jeunesse emprisonnée en pension. C’est une très honnête personne, je crois, et
très naïve, qu’il ne faudrait pas juger sur l’apparence exaltée de son
caractère, mais au fond quels rapports existent entre elle et M. de
Praslin ? Voilà ce qui est bien difficile d’apprécier. Lui me parait bien
timide, mais pourtant vivre toujours auprès de la même personne, on doit
s’enhardir. Qui le sait ! » Tout Amaury-Duval est résumé dans ces
quelques lignes : pas naïf, mais observateur et réservé. Son écriture
est-elle allée au bout de sa pensée ? Voyons la suite.
Ses notes continuent de faire
allusion aux Praslin. Ainsi le 2 février : « Je suis allé voir le nouveau théâtre historique (14) avec les Praslin. »
Le 4 février : « Les
demoiselles Praslin viennent travailler à l’atelier. » Il était leur
professeur de dessin, ce qui explique aussi sa proximité avec la famille.
Le 11 février : « M. de Praslin est venu me chercher
pour aller chez Geoffroy qu’il veut consulter pour son costume du bal déguisé. ».
Geoffroy était sociétaire de la Comédie française et élève peintre
d’Amaury-Duval, futur invité de Linières.
Le 15 février : « Je suis allé ce soir chez les Praslin voir
l’effet des costumes de Pierrette que je leur ai dessinés pour le bal du duc de
Nemours. Elles sont charmantes ; j’espère que leur costume aura du succès. »
Le lendemain il a la
réponse : « Je reçois une
lettre de Mlle L. de Praslin qui me dit que leur costume a eu hier les honneurs
de la soirée, que le roi lui-même leur a dit qu’elles avaient le plus joli du
bal.
Je me suis arrêté ce soir aux Français en allant faire une visite.
Qu’est-ce que je vois au foyer ? Un bal improvisé ! Rien de plus
joli, de plus gai, les acteurs et les actrices en costume nous quittaient pour entrer en scène et
revenaient vite reprendre leur place à la contredanse. Ces allées et venues
étaient bien comiques. Je me demandais comment la représentation pouvait
marcher. Je reste là joyeusement jusqu’à minuit. Quelle charmante et gracieuse
fille que la sœur de Rachel, Rebecca ! »
Le 25 mars on relève :
« Je finis ma soirée chez M. de
Praslin. »
Château de Vaux-Le-Vicomte
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Le 9 mai la rencontre est plus importante :
« Nous sommes allés au château de
Praslin (Vaux-Le-Vicomte en Seine-et-Marne). Burthe, Brunel, Nicolle et moi par temps magnifique, nous passons une
journée merveilleuse. J’avais témoigné le désir d’emporter un bouquet. Pendant
le dîner le jardinier nous en apporte à chacun de nous. Il est impossible de
mettre plus de grâce dans tout ce qu’il fait, que M. de Praslin. »
Rappelons ici que les deux premiers sont des peintres élèves d’Amaury-Duval et
le troisième un architecte, en particulier de l’église de Saint-Germain-en-Laye,
décorée par Amaury-Duval. Un ancêtre duc de Praslin avait acquis ce célèbre
château bâtit par Nicolas Fouquet, dont Louis XIV fut jaloux.
Le scandale de l’assassinat de la duchesse de Praslin
Le 19 juin, les notes
d’Amaury-Duval révèlent une brouille entre la gouvernante, Mlle de Luzy, et Mme
de Praslin : « J’étais
allé donner une leçon ce matin aux demoiselles Praslin. Le duc m’apprend que
Mlle de Luzy quitte la maison et que ses filles, désolées, ne pourront
travailler. Cela ne pouvait durer, me dit-il, les continuelles querelles de Mme
de Praslin en sont la cause. Moi-même, je l’ai engagée à nous quitter. Est-ce
la seule raison ? Dans la journée, il est venu prier ma sœur de lui
chercher une place. Mlle de Luzy ne peut pas, en sortant de chez moi, aller
habiter seule un logement ou un hôtel. » Mme Guyet-Desfontaines, la
sœur d’Amaury-Duval, était une proche elle aussi du duc de Praslin. On sait
pourquoi la gouvernante dû quitter son emploi à l’hôtel de Praslin :
l’épouse du duc était jalouse de la place qu’elle prenait auprès de ses
enfants. Certains ajouteront que cette jalousie s’alimentait aussi des
relations intimes supposées entre le duc et la gouvernante, ce qui n’aurait pas
surpris Amaury-Duval, si l’on en croit ses interrogations personnelles
indiquées plus haut.
Quatre jours plus tard, le 23
juin, Amaury-Duval rend visite à la gouvernante des enfants du duc de Praslin,
qui s’était retirée dans un
pensionnat de la rue de Harlay. Il y rencontre un ami, aussi proche de
lui que de sa sœur et de son beau-frère, compositeur de musique et futur
habitué de Linières : Reber : « Je suis allé ce soir chez Mlle de Luzy qui est désolée. J’y trouve
Reber. Cet évènement nous parait inouï, incompréhensible, pourquoi s’en
va-t-elle, si près du but ? Le
mariage de ces demoiselles ne peut tarder, comment ne pas attendre jusque-là. »
Un des nombreux livres sur
l’affaire
|
Et le 18 août Amaury-Duval
écrit : « Mme de Praslin a été
assassinée la nuit dernière ! Je suis encore sous le coup de cet
épouvantable évènement. On ignore encore le but de ce crime. Tout Paris en est
ému. Les journaux du soir se contredisent. Je ne vois rien de positif. Quel
affreux malheur pour le mari et les enfants !! »
Le 19 août : « En allant dîner à la maison verte, je
rencontre le père Lebel qui me dit tout naturellement que M. de Praslin est
accusé d’avoir assassiné sa femme. Je peux à peine y penser. Mon dieu, qui
croire ? Lui si bon, si doux. Mais ses enfants ? C’est
horrible ! Pauvres jeunes filles si bonnes, si aimables ! J’ai besoin
de me figurer que ce sont encore des bruits sans consistance. C’est trop
horrible. » La maison verte est la grande villa louée par les
Guyet-Desfontaines à Marly, qu’ils achèteront plus tard, leur servant de
résidence secondaire à la campagne.
Le 20 août : « Toutes les preuves sont accablantes contre
M. de Praslin. Il est, lui, dans un état de prostration complet. Mlle de Luzy
est arrêtée. M. de Praslin aurait avoué sa liaison avec elle. Quelle horreur
que tout cela. Mais les enfants ! »
Que s’est-il donc passé ?
Le duc de Choiseul-Praslin
avait été député conservateur de Seine-et-Marne de
1839 à 1842. Il fut admis à la Chambre des Pairs en
1845. Il avait épousé en 1824 la fille du général Sébastiani, gloire militaire de l'Empire qui devait devenir un
homme politique de premier plan sous la monarchie de Juillet. Leur union était très vite devenue orageuse, même si
dix enfants en furent nés. Le duc, excédé du comportement de sa femme, l'assassinat
à coups de couteau le 17 août 1847.
L’assassin absorba ensuite une forte quantité d’arsenic qui
devait le conduire lui-même à la mort, dans sa prison, sept jours plus tard, le 24 août 1847. Faute de coupable vivant il n’y
eut pas de procès au tribunal. Mais il y en eu un dans les journaux et les milieux
politiques d’opposition au régime.
Sur les motifs exacts du geste du
duc, la version la plus répandue fut qu’il voulait empêcher sa femme d’entamer
un procès en séparation de corps, dont elle le menaçait, à cause de son infidélité
avec la gouvernante.
Victor Hugo |
L'opposition s'empara de l'affaire, « scandale mondain » selon Victor
Hugo, dénonçant tout d'abord la corruption des mœurs dans la haute société proche
du roi Louis-Philippe. D'autre part, le gouvernement et la justice furent
accusés d'avoir prétendu que le duc s'était suicidé, afin de pouvoir le faire
libérer secrètement et lui permettre de se réfugier à l'étranger, échappant
ainsi au châtiment. C’était faux, mais la calomnie discréditait la monarchie de Juillet, contribuant ainsi à préparer le terrain à la révolution de février 1848.
La gouvernante, Mlle de Luzy, se nommait en réalité Laure
Desportes, âgée de vingt-neuf ans au moment des faits. Elle était belle,
élégante, cultivée, à l’aise comme institutrice, peintre et musicienne.
Soupçonnée de complicité de crime, elle fut emprisonnée et interrogée.
La veille de la mort du duc, Amaury-Duval écrit : « Rien de nouveau sur M. de Praslin. Il est
au Luxembourg. Mlle de Luzy persiste à
nier sa complicité et ses relations. » Le palais du Luxembourg
était le siège de la chambre des pairs, auquel succéda plus tard le sénat. Le
palais avait une prison, où avait été emmené le présumé coupable. Celui-ci
devait être jugé par ses pairs suivant la législation de l’époque.
Les suites du drame
Le lendemain, 24 août, on lit
dans le carnet : « Fête de
Mlle Bertin. Grand dîner aux Roches. Saint-Marc Girardin (professeur,
député et critique littéraire au Journal des Débats), Delsarte (ténor et professeur de chant) etc. Reber (compositeur de musique) me raconte que le soir de l’assassinat il était chez Mlle de Luzy, au
moment où le duc est venu avec ses filles. Elles se sont jetées en sanglotant
dans les bras de Mlle de Luzy. Le duc était tranquille comme à son ordinaire.
Reber a entendu parler d’un certificat que la maîtresse de pension voulait de
Mme de Praslin pour garder Mlle de Luzy. Est-ce là l’origine de la
querelle ?
Bertin de Vaux en apprenant ma
liaison avec les Praslin se promet de me faire citer à la chambre des Pairs. Il
prolonge cette charge à moitié sérieuse qui me met hors de moi. »
Après le départ de la gouvernante, le duc
de Praslin resta quelques semaines dans son château de Seine-et-Marne avec sa
famille. Et on raconta en effet dans certains journaux qu’avant de faire un
séjour en famille aux bains de mer, il passa par Paris et emmena ses filles
saluer Mlle de Luzy dans la pension où elle résidait, avant de repartir. La maîtresse
de la pension lui indiqua que Mlle de Luzy pouvait obtenir un emploi
intéressant, si elle obtenait un certificat de la duchesse de Praslin. On
affirma ensuite qu’à son retour chez lui, le duc essuya un refus de sa femme
pour établir ce certificat, qu’une dispute s’en suivit, allant jusqu’au crime.
Reber confirme cette version, et Amaury-Duval reste prudent sur des faits qui
dépassent son entendement.
On se souvient que Mlle Bertin était la
sœur des directeurs du Journal des Débats. Elle habitait au château des Roches
à Bièvres, près de Paris, dans l’Essonne maintenant. Auguste Bertin, dit Bertin
de Vaux (1799-1879), était le cousin de Louise Bertin. Il était membre de la
chambre des pairs, comme le duc de Praslin, et cette chambre était seule
habilitée à juger de l’accusation de crime d’un de ses membres, en vertu du
principe de la séparation des pouvoirs judiciaires et législatifs.
Le 25 août Amaury-Duval écrit, avec
simplicité : « Le journal nous
apprend la mort de M. de Praslin. Cela me fait une profonde émotion. Et
pourtant c’est ce qui pouvait arriver de moins malheureux à la famille. »
Étienne Arago
|
L’affaire le poursuit personnellement, il
écrit le 1e septembre : « Auber (compositeur d’opéras),
Arago (Étienne, dramaturge et homme politique républicain) et Genie (secrétaire particulier de
Guizot, souvent ministre et alors chef du gouvernement) viennent dîner. La conversation ne roule que sur les Praslin.
L’intimité que j’avais avec cette famille m’attire une foule de questions. Je
vois que les lettres de Mme de Praslin publiées dans les journaux font assez
mauvais effet. Il y en a qui vont jusqu’à dire qu’ils comprennent que l’ennui a
pu pousser le duc à cette extrémité. C’est un peu violent. »
Et ça continue le 4 septembre :
« Un boiteux vient à mon atelier me
demander de faire un portrait de Mlle de Luzy. Je le mets à la porte en lui
disant que je ne sais pas qu’est-ce qui pourrait spéculer sur de telles
douleurs et de si grandes infortunes. »
Le 23 novembre, le carnet de notes révèle les secrets de l’ami
Reber : « Diner chez Armand (Bertin,
directeur du Journal des Débats) avec
Reber (compositeur de musique), qui
me raconte que, non seulement il a été appelé chez le juge d’instruction, mais
qu’il a vu Mlle de Luzy en prison. Il me dit que c’est horrible et qu’elle lui
a fait vraiment pitié. Elle n’a pas eu de peine à se défendre. Elle prouve que
Mme de Praslin a eu mille torts qui pouvaient excuser son antipathie. Enfin il
la croit complètement innocente et même lui a prouvé qu’elle ne pouvait pas
avoir été la maîtresse du duc. Les jeunes filles lui conservent toute leur
amitié. Elle a été forcée d’avouer que c’était Reber qui était chez elle le soir
du crime (elle ne lui aurait pas donné ces ennuis sans cela), mais on
prétendait qu’elle avait causé seule avec le duc pendant que les demoiselles
étaient avec la maîtresse de pension, il a bien fallu dire qui c’était. Elle
lui a rappelé le mot de Mlle Louise quand M. de Praslin disait qu’il ne
pourrait peut-être pas obtenir la lettre que Mme Lemoine demandait : ah,
j’espère que tu lui feras une fameuse scène. Quelle scène grand Dieu ? Et
on peut supposer la préméditation. Il y a 6 semaines de la visite de Reber. On
a rien…. »
Les journaux étaient pleins des
versions diverses sur cette affaire, publiant des lettres de la duchesse
assassinée, de ses filles et de la gouvernante, et alimentant ainsi la
chronique du scandale. Dans une lettre à son frère, qui se trouvait en
Auvergne, Emma Guyet-Desfontaines y fait allusion. Amaury-Duval était en effet
chez un ami de collège à Mozac (Puy-de-Dôme), M. Marie,
fonctionnaire qui devint préfet plus tard.
Il y a peint des fresques avec Burthe, un de ses élèves (15). Elle lui
écrit le 19 septembre 1847 (16) : « Du reste je n’ai rien à te dire de neuf. Armand (Bertin) nous disait que Mlle D. pouvait être jugée,
que dans ses lettres on avait trouvé : quand je serai duchesse … et qu’on
était très monté contre elle. Dans les lettres des filles à Mlle D., on y voit
qu’elles appelaient leur mère : la méchante. Oh ! Honte sur une
gouvernante qui détruit à ce point le plus pur et le plus tendre sentiment de
la nature ! …Honte sur elle. Mais laissons ce sujet malheureux, il ne me
reste plus de papier que pour te dire de sortir des délices de Capoue.
D’ailleurs M. Marie doit prendre ses vacances à Paris. Je les envierai tout de
même de te si bien retenir et de te traiter en frère. J’en suis très touchée.
Adieu, cher frère, mille tendres amitiés. »
Enfin, pour terminer cet aperçu
sur la vie mondaine d’Amaury-Duval, une allusion à sa vie de célibataire nous
parait bien venue. Pour un homme qui tenait
son journal personnel, cela devrait être facile, sauf que les archives n’ont
pas conservé grand-chose. On relève seulement une anecdote à la date du 25 mars
1845, où il est âgé de 37 ans (17). Au lit avec une femme pendant une heure, il
s’est fâché avec elle et l’a quittée à minuit. On comprend que la scène évoque
une histoire d’amour orageuse sur fond de jalousie. Dans la bonne société
d’alors on ne se mettait pas au lit avec une femme sans être marié. N’était-ce
pas une demi mondaine rencontrée au théâtre, une actrice, ou un modèle pour
peintres ? Un homme aussi sensible que lui prenait des risques à
fréquenter un milieu d’artistes aux attitudes souvent superficielles. Sa sœur devait se désoler de le
voir toujours célibataire, et elle lui écrit plaisamment le 18 octobre 1847, à la veille de son retour à Paris (18)
: « Mme Franco, que j’ai ici, a tiré
les cartes pour savoir ce que tu ferais…et nous y avons vu que tu ferais fort
l’empressé auprès d’une veuve et d’une jeune fille …l’avenir nous apprendra le
reste. Adieu, voilà le facteur, je te quitte bien triste en t’embrassant de
cœur.
Mille tendresses
Emma Guyet »
Amaury-Duval : portrait de Mme Franco |
Indiquons enfin qu’Amaury-Duval a peint un portrait du duc de
Praslin, qui n’a pas été retrouvé à ce jour.
(1) Archives de la société Éduenne d’Autun, Fonds Amaury-Duval : K8 33, carnets personnels de l’année 1847 d’Amaury-Duval
(2) Véronique
Noël-Bouton-Rollet, Amaury-Duval
(1808-1885). L’homme et l’œuvre, thèse de doctorat en Sorbonne Paris IV (2005-2006), page 441.
(3) Thomas
Couture (1815-1879), était un artiste-peintre de
style académique. Le tableau obtint un prix cette année-là et est
exposée au musée d’Orsay.
(4) Abdelkader
Emir (1808-1883), est un homme politique et chef militaire qui résista
quinze ans (1832-1847) au corps expéditionnaire français lors de sa conquête de l'Algérie. Il
fut également écrivain, poète, philosophe et théologien soufi.
(5) Charles Lucien Jules Laurent
Bonaparte (1803-1857), est le fils aîné du 2e mariage de Lucien
Bonaparte (second frère de Napoléon Bonaparte). Il a hérité à la mort de son père en 1840 du titre
de prince de Canino (noblesse pontificale). Il est surtout connu pour ses
travaux de zoologie et fut un des ornithologues les plus réputés de son
époque.
(6) Le château d’A. Dumas, près de Saint-Germain à Marly-le-Roi, fut une
folie financière et architecturale, inauguré en juillet 1847 et appelé le
château de Monte-Cristo ! (le roman avait été achevé en 1844 et sa publication
en feuilleton dans Le Journal des Débats
avait pris fin au mois de janvier de l’année 1846). Il se visite de nos jours.
(7) Bou Maza est
un sultan qui prêcha une révolte en Algérie contre les Français vers 1845. Il
s’appelait Si Mohammed ben abd Alla et son surnom, Bou Maza, signifie :
l’homme à la chèvre. Il se rendit aux militaires français le 13-4-1847, après
quoi on l’expédia à Paris où il fut traité avec distinction : pension,
appartement aux Champs Élysées, officier chargé de son éducation et de sa
surveillance.
(8) Dona Francisca de Bragança (1824-1898), fille de l'empereur Pierre 1e du Brésil (également roi du Portugal) avait
épousé en 1843, François, 7e enfant du roi Louis Philippe. Lors du mariage, le
territoire où se trouve la ville brésilienne de Joinville, constitua une partie de la dot de la princesse.
(9) La reine Isabelle II, avait marié sa sœur avec
le duc de Montpensier. De plus, elle était soutenue en Espagne, qui sortait de
la guerre civile des carlistes (1833-1846), par le courant libéral. Louis
Philippe était un de ses alliés, contre les carlistes qu’avaient soutenus les
Bourbons de France avant 1830.
(10) Archives historiques du diocèse de Luçon, fonds de l’abbé Boisson : 7 Z 32-3, archives du château de l’Ulière.
(10) Archives historiques du diocèse de Luçon, fonds de l’abbé Boisson : 7 Z 32-3, archives du château de l’Ulière.
(11)
Tragédie de Mme Delphine de Girardin, fille de Sophie Gay, cette dernière
marraine d’Emma Guyet-Desfontaines, sœur d’Amaury-Duval, et amie des parents de
ces derniers.
(12)
Rachel accouchera le 26 janvier prochain de son 2e fils,
Gabriel, dont le père est le maréchal Arthur Bertrand.
(13) Théodore Chassériau (1819-1856)
est un peintre qui fut élève, dès l’âge de 12 ans, d’Ingres et ensuite de
Delacroix. Il était cousin d’Emma, la sœur d’Amaury-Duval, à cause du premier
mari de celle-ci, Adolphe Chassériau mort en 1828.
(14) Commanditée par
l'écrivain Alexandre Dumas, avec l'aide du duc de Montpensier, afin de promouvoir les
adaptations théâtrales de ses romans, la salle est inaugurée le 20 février 1847 sous le nom de Théâtre-Historique avec La Reine Margot, pièce-fleuve en douze actes de Dumas et Auguste Maquet.
(15) Archives de la société Éduenne d’Autun, Fonds Amaury-Duval : K8
33, carnets personnels de l’année 1847, au 24 septembre. On sait
aussi qu’Amaury-Duval eut un projet de décor dans la cathédrale du Puy en Velay
qui ne s’est pas concrétisé.
(16) Archives de la société Éduenne d’Autun, Fonds Amaury-Duval : K8
33, Lettre d’Emma à Amaury-Duval du 19-9-1847.
(17) Journal personnel du
25-3-1845, Archives de la société Éduenne d’Autun, Fonds
Amaury-Duval : K 8/33.
(18) Archives de la société Éduenne d’Autun, Fonds Amaury-Duval : K8
33, Lettre d’Emma à Amaury-Duval du 18-10-1847.
Emmanuel François, tous droits réservés
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