Le
châtelain de Linières, Marcel de Brayer, a voyagé en Orient de septembre à
décembre 1869. Nous avons brièvement fait allusion à ce voyage dans notre
article publié sur ce site en mars 2012 : La construction du nouveau château de Linières. On l’y voit
acheter des souvenirs à Venise et en Grèce pour décorer son futur château. Sur
le sommet de la citadelle de Corfou, il prend des graines d’un arbuste très
odorant pour les planter à Linières.
Nouveau château de Linières
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Au
printemps de 1869, Marcel de Brayer a passé une partie de son temps à Linières
pour préparer les travaux préalables à la construction du nouveau château. Son ami Victor Cesson écrira
plus tard que les travaux de démolition ont commencé pendant qu’il était
en voyage en Orient avec lui et son grand-oncle, c’est à dire de septembre à
décembre 1869. Il fallait en effet démolir l’ancien logis, incorporé avec les
bâtiments d’exploitation agricole autour d’une vaste cour. Cela permettrait en
même temps de remblayer une partie de la butte descendant vers l’étang, pour
créer un espace plat sur lequel allait être édifié le nouveau château, et
aménager une cour devant. Il fallait aussi démolir les murs du verger
descendant vers l’étang. Et ce dernier, envasé et abandonné depuis près de deux
siècles, devait être recreusé à nouveau.
Départ à la gare de Lyon
Parti
à la fin du printemps ou au début de l’été de Saint-André-Goule-d’Oie, Marcel
de Brayer a dû passer quelques semaines à Paris ensuite pour préparer le voyage.
Et à la date du jeudi 2 septembre 1869, on lit dans son carnet de voyage :
« nous dînons mes amis et moi avec mon oncle Amaury à la gare
des chemins de fer de Lyon ». Son grand-oncle, le peintre Amaury-Duval est
donc du voyage. Ses deux amis sont un nommé Jacquemet, que nous ne connaissons pas, et Victor Cesson. Ce dernier
fut son ami le plus proche, peintre, élève d’Amaury-Duval, pour qui il
travailla longtemps. Ce dîner à la gare de Lyon, marque le point de départ de
leur long voyage, passant leur première nuit dans le train, où ils se
réveillèrent à Mâcon, filant vers la Suisse.
Nous
les suivons ensuite chaque jour, grâce au carnet de voyage, jusqu’au 19 octobre
1869. Ce jour-là le carnet s’interrompt définitivement, sans que nous en
comprenions la raison. Leur périple en chemin de fer les conduisit à travers la
Suisse et l’Italie, en passant par Milan, Venise, Rimini et Brindisi. Là ils
prirent en fin de journée un bateau de la Lloyd vers la Grèce. Ils y passèrent
une courte nuit et le lendemain 11 septembre, ils arrivèrent
devant Corfou à 4 h30 du matin. « Belle aurore. Voilà bien l’Orient ! ». À l’époque l’Orient désignait pour les voyageurs ce que nous appelons
aujourd’hui le Moyen-Orient, et encore y incluait-on la Grèce. Ils visitèrent
ce pays pendant 11 jours, puis firent une croisière en méditerranée passant par
l’île de Rhodes, la Sardaigne, et retournèrent sur les côtes de la Syrie et du
Liban.
Souvenirs du Liban
Dans son deuxième et dernier
livre de poésie, Souvenirs, Marcel de
Brayer a publié en 1875 des poèmes inspirés de son voyage.
« Ami, te
souvient-il de notre long voyage ? ».
Ce premier vers du poème
intitulé Souvenir de voyage, dit son
vœu de pouvoir correspondre avec ses chers disparus. Il a 27 ans et a vu sa
mère mourir quand il était enfant. Quand il était adolescent ce fut son
grand-père qui est décédé, puis tout jeune homme son père et sa grand-mère.
C’est au Liban que lui est venue l’inspiration de son poème, comme il
l’explique lui-même : « À quelques heures de marche des cèdres du Liban,
près du petit lac Birket‑el‑Yamounèh, la route est bordée de tombeaux d'une
forme bizarre. Ce sont de grandes auges de maçonnerie, badigeonnées en blanc ;
la partie creuse est remplie de terre et plantée de belles fleurs.
Je fis remarquer à un jeune cheik qui
m'accompagnait, le soin avec lequel ces petits jardins funèbres étaient
entretenus. C'est, me répondit‑il, la croyance des Arabes de ces contrées, que
l'âme du défunt se pose à l'aurore sur les fleurs de sa tombe ; les femmes, les
amis viennent alors s'entretenir avec cette âme. Ils ne la voient pas, mais ils
la savent présente, et l'éternelle séparation de la mort n'existe pas pour eux. »
Ruines de Tyr (Liban)
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Ce voyage l’a marqué par la nouveauté et la beauté
des paysages vus, mais aussi par la grandeur des vestiges visités et
l’étrangeté des mœurs observées. Il a profité aussi d’une solide culture de
lettres classiques. À l’approche de la ville de Tyr au Liban, le vol des aigles
qui planent dans les airs lui rappellent des passages de Chateaubriand dans son
livre Itinéraire de Paris à Jérusalem,
et aussi la deuxième complainte sur la
chute de Tyr du prophète Ezéchiel dans la bible. Quand il longe la côte du
Liban, son carnet de route passé à la postérité s’est arrêté, mais à la place
le poète a laissé 213 vers en octosyllabes dans son poème intitulé Les aigles de Tyr (1). Fruit
autant de ses souvenirs que de son imagination et de son érudition, le souffle
de l’épopée remplace à notre intention les notes d’un soir.
L’inauguration du canal de Suez
Nous savions que le voyage s’était poursuivi en
Palestine et en Egypte, mais nous n’avions aucun écrit qui en ait gardé la
trace. Jusqu’à ce que, grâce à un échange avec un internaute, nous ayons trouvé
un écho tout à fait passionnant sur la poursuite du périple au Caire, sur le canal
de Suez et jusqu’en Haute-Égypte, à Assouan. Cet internaute voulait des
informations sur Marcel de Brayer et ses compagnons de voyage, en novembre et
décembre 1869 en Egypte. Internet l’a conduit au livre que j’ai édité en juin
2013 : Découverte d’un poète vendéen, Marcel de Brayer, et sur ce site. En échange j’ai découvert un livre
écrit par un participant au même voyage que nos gouledoisiens d’adoption :
Journal de voyage en Egypte, inauguration
du canal de Suez, par Roberto Morra di Lavriano (2).
Ce dernier les a rencontrés, sans l’ami Jacquemet
apparemment, parmi les invités, semble-t-il, d’Ismaïl Pacha, vice-roi d’Égypte
pour l’inauguration du canal de Suez. Morra di Lavriano était un aristocrate et
militaire italien, qui venait d’entrer dans le corps diplomatique. Après
l’unité de son pays, le comte Morra di Lavriano deviendra homme politique et
terminera sa vie comme ambassadeur. Il avait été invité personnellement par le
Khédive (autre titre du vice-roi). On ne sait pas pourquoi, de même pour Marcel
de Brayer et ses deux compagnons de voyage.
On a repéré que le jeune vicomte de Brayer rencontre
régulièrement des personnalités dans les pays auparavant visités. Ainsi est-il
reçu à dîner par le consul de France le soir de son arrivée à Corfou. Dans son
journal il note brièvement, de manière énigmatique pour nous : « Le consul
français dit quelques paroles qui ne nous conviennent pas. Jacquemet se charge
de lui apprendre qui nous sommes ».
Une affaire d’opinion politique peut-être. Puis il rencontre le consul général
de Turquie qui les invite à prendre le thé. Quelques jours après, le 15
septembre, on lit : « à cause du
départ reporté, visite chez le ministre grec dans sa maison. Victor fait des
croquis du jardin et de sa femme. Le soir, dîné avec le consul d’Angleterre et
celui de France ». À Damas ils sont conviés à passer la soirée chez
le consul de France. Pour l’inauguration du canal de Suez, il est vrai qu’Ismaïl Pacha avait invité beaucoup de
monde, entre 1 500 et 3 500 personnages selon les sources, des plus prestigieux
(l'impératrice Eugénie, François Joseph etc…) au plus humble d'entre eux (3).
Riou : Tribune des
souverains à
Port-Saïd pour l’inauguration
(compagnie de Suez)
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L’inauguration eu lieu du 17 au
20 novembre 1869. Les festivités grandioses furent à la hauteur de l’évènement.
Rappelons qu’en reliant la Méditerranée à la Mer Rouge, les 160 kms du canal,
sans écluse, conféraient à l’isthme traversé une importance considérable, au
grand dam de l’Angleterre, alors maîtresse du commerce maritime contournant
l’Afrique par le cap de Bonne Espérance pour joindre l’Asie. Avec la réticence
aussi de l’empire ottoman, dont l’Egypte était une de ses possessions. Le
français Ferdinand de Lesseps avait constitué la compagnie universelle du canal
maritime de Suez. Il dû se battre sur trois fronts, le front politique pour
neutraliser l’opposition initiale de l’Angleterre et des Ottomans, le front
économique pour réunir les capitaux nécessaires au financement de l’entreprise,
et le front technique pour trouver des solutions aux nombreux problèmes qui se
posaient pour réaliser le canal. Avec l’appui du Khédive, de la chance au plan
diplomatique, et une volonté remarquable, Ferdinand de Lesseps mena son
entreprise avec succès, après 10 années de travaux sur place.
Grâce au comte Morra di Lavriano on
connaît le voyage que firent nos gouledoisiens sur le Nil. Avant cela nous
demeurons sans indication. On serait surpris néanmoins, qu’ils n’aient pas
assistés aux cérémonies de l’inauguration qui le précédèrent. Elles débutèrent
officiellement le 16 novembre 1869 à Port Saïd, le port d’entrée du canal par
la Méditerranée. À 15 heures l’évêque d’Alexandrie et le grand mufti turc « appelèrent
sur la grande œuvre la bénédiction du dieu de tous », comme l’écrit notre
diplomate italien, Morra di Lavriano. Les invités se retrouvèrent le soir au
repas offert par le Khédive. Auprès de ce dernier, toutes les nations
européennes étaient représentées : l’empereur d’Autriche, l’impératrice française
Eugénie, les princes de Prusse, de Hesse, des Pays-Bas, en personne, etc. Ils
étaient venus sur leurs yachts, qui formaient à l’entrée du port une escouade
d’une soixantaine de bateaux.
Le lendemain mercredi 17 novembre ils pénétrèrent
sur le canal en direction de la Mer Rouge, premier jour de l’inauguration.
D’abord il y avait l’Aigle, le yacht où
se trouvait l’impératrice des Français. Suivait celui de l’empereur d’Autriche.
C’est lui qui avait décidé de lui laisser la première place, par galanterie
proclama-t-il, ôtant ainsi un souci aux diplomates. De plus il y avait une
certaine justice à laisser la place d’honneur à la représentante de la nation,
dont les ingénieurs et les ouvriers avaient participé de manière prépondérante
à la réalisation d’une œuvre aussi grandiose. On fit halte à mi-chemin dans la
ville nouvelle d’Ismaïlia, où avait été dressé un immense campement arabe. Les
bateaux arrivèrent un peu après la prière de 17 heures des musulmans. Le
spectacle de tous ces « arabes qui, après avoir étendu sous leurs pieds un
léger tapis, se prosternaient à terre trois à cinq fois de suite, levant les
bras au ciel, le front tourné vers les vents australs », transportait nos
voyageurs dans un monde inconnu (4).
La foule
des invités parcourut longuement le campement arabe, à la recherche de la tente
où ils passeraient la nuit. Après le repas du soir ils assistèrent aux fêtes
organisées par les chefs arabes jusque tard dans la nuit : musiques,
danses des derviches et des almées.
La journée du 18 novembre ne fut que célébration
ininterrompue du grand évènement de la veille : courses de chevaux et
banquet au palais du vice-roi, bal, feu d’artifice.
Le 19 novembre, les bateaux des invités quittèrent
Ismaïlia en milieu de journée, poursuivant l’inauguration du canal vers le port
de Suez, entrée de la Mer Rouge. On passa la nuit dans les cabines des yachts
et l’arrivée eut lieu le lendemain samedi 20 novembre. Beaucoup d’invités, tel
l’empereur d’Autriche, prirent le train du retour le 21 novembre vers le Caire.
Le début des croisières sur le Nil
Il est probable que Marcel de Brayer, Amaury-Duval
et Victor Cesson arrivèrent par bateau à Alexandrie, venant de Palestine. Nous
savons qu’ils embarquèrent sur le Nil le 25 novembre, après l’inauguration du
canal, et qu’au retour ils ne restèrent que trois jours au Caire et à
Alexandrie, avant de prendre le bateau qui les ramena en Europe. Leur présence
à l’inauguration est probable, et, même
avant, durent-ils prendre le temps de visiter le Caire. On ne les imagine pas,
avant l’inauguration, ne pas visiter au moins sa citadelle, la mosquée de
Méhémet-Ali et le musée égyptien de Boulaq créé par Mariette. A proximité, la
visite des pyramides de Gyseh et de Saqquarah, du sphinx, de la cité antique de
Memphis, s’imposait, parmi les trésors qu’avaient détaillés le même Mariette,
l’auteur de l’Itinéraire des invités aux fêtes
d’inauguration du canal de Suez.
Le comte Morra di Lavriano fit leur
connaissance le jour du départ de la croisière le jeudi 25 novembre 1869, à
bord du Saïdea. Le bateau leva
l’encre au Caire à 14 h 30, avec une vingtaine de passagers, des Italiens, des
Allemands, un Suédois et huit Français. C’était un bateau à vapeur de la
compagnie de navigation de l’Azizié, qui avait établi un itinéraire et un
emploi du temps manquant de précisions. Pour la croisière, elle avait désigné
le cuisinier comme faisant fonction de drogman. C’était le nom donné au guide
chargé de signaler les choses à voir, et négocier sur place les dépenses
nécessaires aux excursions. Il remplit ses deux emplois médiocrement au dire de
notre mémorialiste. Des dissensions partagèrent le groupe des voyageurs entre
ceux qui voulaient prolonger le voyage, prendre leur temps, et ceux qui voulaient
s’en tenir au planning prévu. Marcel de Brayer se rangea parmi ces derniers,
avec le comte Morra di Lavriano.
Un médecin se trouvait parmi le personnel de bord,
qui arrondit les angles. Il s’appelait Hassan Mahmoud Effendi, avait étudié en
France, et sa présence est révélatrice des risques que pouvaient rencontrer les
voyageurs. Le mois de novembre fait partie de cette saison hivernale, au climat
sec et un peu chaud, très sain et clément sous de telles latitudes. Mais on
imagine aisément les risques de santé encourus en 1869, quand on se rappelle
les quelques précautions qu’il faut prendre à notre époque pour le même voyage.
On voyageait seulement le jour, et les approvisionnements en charbon et en eau
ont parfois décidé de la liste des arrêts.
Sur le Nil
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Le parcours donne le temps
d’apprécier un paysage grandiose et splendide. C’est le désert du Sahara
traversé par un large fleuve. On a la pureté et la lumière du ciel, baignant
une immensité de sable jusqu’à l’horizon. Et on a le bleu du fleuve et les
couleurs de ses berges, avec leurs palmiers, leurs sycomores et leurs acacias,
leurs cultures de blé, d’avoine, de riz, de coton et de canne à sucre. Tout
surprend et tout émerveille. La vie des hommes habillés de blanc, de bleu ou de
brun, avec leurs chèches ou leurs tarbouches sur la tête,
n’était plus une nouveauté pour Amaury-Duval et ses deux jeunes
accompagnateurs. Depuis deux mois, ils les rencontraient. Mais sur les bords du
Nil, ils les voyaient vivre dans une nature ordonnée par leur travail et les
crues du fleuve, avec les chameaux, les buffles et les ânes qu’on rencontrait
de toutes parts. Et, dimension impressionnante, ils savaient qu’il en était
ainsi depuis des millénaires, ce qu’on ne saurait pas dire à Linières malgré
les quelques siècles de parchemins qu’on y pouvait encore trouver.
Les voyageurs disposaient
de cabines pour deux personnes. Mais Marcel de Brayer avait pu retenir une
cabine pour lui et ses deux compagnons. Les voyageurs se rassemblaient pour le
déjeuner à 11 h et pour le dîner à 18 h. À 8 h et 21 h, ils se retrouvaient
pour une tasse de thé ou de café. « À table nous nous trouvâmes, nous les
Italiens, installés en chœur à la poupe, pendant que le centre était occupé par
la Grande Nation ». Cette phrase
du mémorialiste emploi cette dernière expression pour désigner les Français,
avec sa pointe d’ironie, étant mise entre parenthèses. Ainsi va la réputation
de ces derniers, aussi en 1869. À cette époque la France n’était plus la
première pour l’économie et l’armée, et l’était à éclipses dans ses leçons de
politique. Mais elle le restait incontestablement toujours pour sa culture. Plus tard, c’est pour la
Grande Bretagne que certains employèrent l’expression (5).
Le circuit de la remontée du Nil
Le premier jour entier de
navigation se passa sur le pont à regarder défiler sur la rive orientale
surtout les collines, les villages et les cultures. Cesson dessinait, ce qu’on
n’imagine pas de la part d’Amaury-Duval, pourtant peintre de profession lui
aussi. Mais par goût il a délaissé les paysages, ne s’intéressant qu’aux
portraits. S’il eut envie de dessiner le portrait de certains habitants du
pays, l’interdit de l’islam sur la
représentation des êtres animés dut le freiner.
Même emploi du temps le 27
novembre, jusqu’à Minieh, situé au centre du pays. Pour se rendre en Haute-Égypte
où se trouvent beaucoup des trésors antiques laissés par les pharaons, on ne
prenait pas l’avion comme aujourd’hui. Encore le bateau à vapeur de nos
voyageurs représentait un progrès considérable. C’est aussi lui qui va donner
un rapide succès au canal de Suez, sans quoi la navigation eut été plus
aléatoire avec seulement les voiles.
Vestiges à Beni-Hassan
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Le dimanche 28 novembre,
le bateau repartit à 5 h 30 du matin, avec une excursion de quelques heures à
Béni-Hassan, petit village situé à 18 kms du point de départ. On visita des
grottes, se déplaçant à dos d’âne, seul moyen de locomotion qui attendait les
touristes à chaque escale. Le lendemain 29 novembre on visita la ville
d’Assiout. On avait déjà parcouru 320 kms, soit un tiers du trajet.
On retarda le départ de
cette importante ville à cause d’une partie de chasse à laquelle s’adonnèrent
quelques voyageurs. C’était interdit par le règlement, mais le rapport de la
société égyptienne à la loi de l’État, comme celui des sociétés
méditerranéennes de manière générale, est connu pour sa grande souplesse, déjà
en 1869. Les oiseaux visés n’eurent pas à en souffrir parait-il, et seulement
deux ibis furent capturés. Gageons que s’il en eut la possibilité, Amaury-Duval
dut être de la partie. On lit en effet dans le carnet de voyage de Marcel de
Brayer à la date du 4 octobre qu’ils ont gravit le mont Liban : « un
cheik maronite, dans un costume charmant et monté sur un beau cheval noir, nous
accompagne pour partie… Amaury, Victor et le drogman chassent les
perdrix… »
Les deux jours suivants,
30 novembre et 1e décembre, furent consacrés à la navigation. Au
soir du 30 novembre, les voyageurs assistèrent à une fête typique du pays, avec
la danse d’almées, joli spectacle des danseuses avec leurs allures lascives. On
aimerait connaître les impressions de nos voyageurs de Saint-André-Goule-d’Oie.
Nous n’avons que celles du mémorialiste italien : « elle n’était pas
absolument belle, mais ses formes gracieuses et surtout, à chacun de ses pas et
de ses poses, l’expression de ses yeux largement ombrés de henné, formaient un
tout que pour notre part nous aurions bien du mal à oublier ». Le jeune
diplomate en eut les sens tout retournés !
Le jeudi 2 décembre, cela
faisait une semaine que le voyage avait commencé. Quelle résonance avait cette
date en 1869 ? En 1805, le 2 décembre fut le triomphe d’Austerlitz de Napoléons
Ier, et en 1851 Napoléon III fit son coup d’État. Marcel de Brayer honorait le
premier anniversaire et détestait le second. Amaury-Duval partageait peut-être
la même opinion, mais avec beaucoup de pondération, n’en doutons pas. Pas
seulement à cause de l’expérience, qui pousse à relativiser ses jugements, mais
par tempérament. Il trouvait la politique de peu d’intérêt, et ses passions l’attachaient
avant tout aux arts.
Temple d’Hathor à Dendérah
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Bonaparte avait découvert
lui aussi les ruines de Dendérah, que visitèrent ce jour-là nos voyageurs.
C’était enfin leur entrée en Haute-Égypte et dans le monde de l’antiquité
égyptienne, des pharaons et des Ptolémées : une cité antique dont il
restait des temples à moitié enfouis, mais que l’égyptologue français Mariette
avait fait dégager. Les visiteurs purent notamment admirer les peintures encore
visibles, et le spécialiste qu’était Amaury-Duval en ce domaine, s’y est
certainement intéressé de près, avec ses compagnons. S’il en était besoin, les
visites des temples des pharaons, ont certainement renforcé le choix de Marcel
de Brayer et de son grand-oncle dans les décorations murales à l’intérieur du
futur château de Linières. Ils durent ressentir eux aussi l’impression suscitée
par les coloris sur la pierre des murs et des colonnes dans une architecture
aussi grandiose. Encore n’avaient-ils pas encore vu les extraordinaires décorations
à l’intérieur des tombeaux.
Les vestiges de la Haute-Égypte
Vendredi 3 décembre :
le bateau arriva à Louqsor vers midi. Déjà avant d’accoster, ils avaient pu
admirer, vu du fleuve, l’étendue de la plaine à cet endroit, et sur la rive
droite le temple de Karnac, l’obélisque et les colonnades, et le temple de
Ramsès II. On leur indiqua aussi les collines où se trouvent les tombeaux des
rois, des reines et des grands personnages. Ils les visitèrent dès le lendemain
samedi 4 décembre.
Pour s’y rendre, les ânes
les emmenèrent dans cette gorge désolée au milieu des collines, qui rappela
certains paysages de la Syrie et de la Palestine à nos visiteurs. Comment deviner
que dans ces montagnes avaient été creusées les tombes des pharaons ? Tout était
fait pour les cacher, leur entrée avait été murée, des labyrinthes à
l’intérieur, et des entrées secrètes, devaient assurer un repos éternel à la
momie. Leurs tombeaux sont des grottes grandioses avec leurs salles et leurs
couloirs, où les dessins et les hiéroglyphes racontent sur les murs la vie et
la mort du personnage inhumé. Après plus de 4 000 ans, leurs couleurs
vives sont d’une fraîcheur étonnante et d’une netteté émouvante.
Au temple de Karnac
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Le dimanche 5 décembre le
comte Morra di Lavriano retourna sur la rive droite qu’il avait commencé de
visiter l’avant-veille dans l’après-midi. Il était accompagné du vicomte de
Brayer, d’Amaury-Duval et de Cesson. Ils parcoururent les ruines des divers
temples, les portails, les obélisques, les statues, et surtout les colonnes aux
dimensions grandioses du temple de Karnac. C’était une des plus impressionnantes
ruines existant au monde, décorées de dessins gravés, dont certains d’une
facture raffinée. Eux-aussi furent assaillis par des escouades de jeunes garçons
et de fellahs adultes voulant leur vendre scarabées, idoles, médailles
antiques, fragments de momies humaines et de chats.
Le lundi 6 décembre, le
bateau quitta Louqsor vers 10 h30 pour faire escale un peu plus loin à Esna à
16 h. Sur une distance de 235 kms, l’itinéraire vers Assouan comportait
désormais plusieurs sites valant le détour. Du grand temple d’Esna n’était
visible que son portique, et encore fallait-il pour y accéder passer à
l’intérieur de maisons particulières. Il n’avait été découvert que depuis 25
années.
Le 7 décembre on fit
escale à Edfou vers 10 h 30. Le temple était intact, complètement dégagé sous
les ordres de Mariette. Œuvre des Ptolémées, il possède un immense pylône avec
deux très hautes tours sur ses flancs, mais les peintures ont disparu et très
peu de sculptures sont intactes.
Le 8 décembre on visita
dans la matinée le temple de Kom-Ombos. Dans l’après-midi, le bateau poursuivi
sa navigation vers Assouan, les voyageurs admirant les berges avec leurs
nombreux bosquets de palmiers et de sycomores. « Tout d’un coup, notre bon
artiste, M. Cesson, après de longues observations à la lorgnette auxquelles je n’avais pas prêté attention, se met à tonitruer : « Mais c’est lui, en
voilà un ! ». C’était un crocodile, et de courir aux carabines. Nous
sommes bien en 1869 ! L’animal s’esquiva dans l’eau avec son compagnon.
À 16 h 15, autre spectacle :
au loin sur le fleuve, en direction du sud, ils commencèrent à distinguer des
arbres, des minarets et des pigeonniers : Thèbes, ainsi appelait-on alors la
ville d’Assouan. En approchant encore, ils purent situer l’île Éléphantine qui
sépare les eaux du fleuve en deux. C’était le terme du voyage, au niveau du
tropique du cancer. Un été tempéré en plein mois de décembre, une lumière
limpide sur les eaux bleues du Nil, parcouru des felouques de pêcheurs, tel fut
le cadre extraordinaire offert à nos touristes.
Île de Philae
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Le lendemain 9 décembre
ils visitèrent l’île de Philae, la vraie, pas celle que visitent de nos jours
les touristes. La montée des eaux due au nouveau barrage d’Assouan, a envahi la
plus grande partie de l’île qu’on visitait en 1869. Une partie de ses monuments
ont été démontés et reconstruits à l’identique dans les années 1970 sur une île
voisine. Nos visiteurs virent les berges fortifiées de l’île avec d’épais blocs
de pierre, et les nombreux monuments de toutes les époques, notamment le temple
d’Isis et le kiosque de Trajan. « Philae, perle splendide, mérite bien de
rester le joyau de la couronne de merveilles que porte l’Égypte », selon
Morra di Lavriano.
De retour à Assouan sur un
dahabieh, bateau plus grand que les felouques, les visiteurs virent des garçons
se jeter à l’eau, portant leur peu de vêtements enroulés sur leur tête, pour
venir leur quémander de l’argent. Voilà bien une tradition d’Assouan née avec
le tourisme.
Vendredi 10
décembre : on visita dans la matinée l’île Éléphantine et la carrière de
granit, où déjà on emmenait les voyageurs admirer de près un monolithe à moitié
achevé, aux dimensions imposantes, creusé dans la pierre déjà de chaque côté,
et destiné à devenir un obélisque.
Le retour
À 14 h 45 le voyage de
retour commençait : 1040 kms séparait Assouan du Caire. Sans rien à
visiter, seulement arrêtés par les besoins d’approvisionnement du bateau et la
nuit, le périple dura 4,5 jours.
La première demi-journée
fut l’occasion d’une curieuse chasse au rat. On le découvrit logé dans la
cabine du vicomte de Brayer et de ses amis, et il fut pourchassé une bonne
partie de la nuit. On imagine la nuit de nos trois artistes à la sensibilité à
fleur de peau !
Le mardi 14 décembre à 19
h 15 le bateau jetait l’encre devant Boulaq, port fluvial du Caire. Nos
gouledoisiens avaient sûrement réservé un hôtel confortable dans la ville. Ils
durent y faire un bon repas après trois semaines d’une nourriture « indigne »
pour tous ces rentiers qui venaient d’achever leur croisière. Commençait alors cette longue période de souvenirs inoubliables qui dura jusqu’à la fin de leur
vie. Ils furent probablement au menu de la conversation, avec les dessins ramenés
par Victor.
Quel destin était le
sien ! Fils d’un pauvre maçon de l’Aisne, il fut remarqué par un
compatriote pour ses dons en dessin. Le conseil général du département de
l’Aisne vota une bourse pour sa formation à Paris pendant plusieurs années. Son
compatriote était le gardien de l’atelier d’Amaury-Duval, auprès de qui il
vanta les dons du jeune garçon. Le peintre lui fit suivre
l'enseignement de Picot à l'École des Beaux‑Arts et, constatant ses rapides
progrès, lui confia divers travaux, comme des mises au carreau, des reports ou
des agrandissements. Il participa aux fresques de Saint‑Germain‑en‑Laye (6). Il
devint indispensable à son maître, aux côtés duquel il restera jusqu'à la mort
de ce dernier, y compris pour les fresques de Linières. Il est l’auteur
probable des peintures sur les murs d’un café dans le bourg de Saint-André-Goule-d’Oie.
Voir à ce sujet notre article publié sur ce site en juillet 2010 : Du nouveau sur le mystère des peintures du café Trotin.
Certains de ses héritiers regrettèrent qu’il se soit ainsi attaché à
Amaury-Duval, oubliant de voler de ses propres ailes et de construire une
carrière prometteuse d’artiste indépendant. Il participa néanmoins à quelques
salons (1864), et réalisa des travaux pour son compte, mais il est vrai qu’il
est surtout resté dans l’ombre de son maître et à son service.
Attablé dans un des meilleurs restaurants du Caire, n’en doutons pas,
en cette soirée du 14 décembre 1869, sa présence manifestait l’amitié qui
s’était nouée entre lui et le vicomte de Brayer. De plus, son maître dans l’art
de la peinture, devenu son employeur, lui apportait la sécurité. Amaury-Duval
s’était lancé tout jeune dans une carrière d’artiste, mais sa famille aurait pu
lui servir de filet de sécurité en cas de « vache maigre ». Lui n’en
avait pas, et il avait fait son choix.
Comte Morra di Lavriano
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Les deux peintres et le
poète passèrent les journées des 15 et 16 décembre au Caire ou à proximité,
croisant le comte Morra di Lavriano. Celui-ci raconte que pour remercier le bon
docteur Hassan, l’idée vint de se cotiser pour lui offrir un « nègre »,
« compte tenu du fait que le bakchich vaut en ce pays pour n’importe
quelle classe de gens ». Le
détail est affreux, mais tel était l’état d’esprit en 1869. Ainsi apprend-on
que le commerce des « nègres » se pratiquait ouvertement, et le
mémorialiste précise même que Marcel de Brayer a voulu un moment en acheter un.
Est-ce vrai ? Il faut rappeler que l’esclavage avait été interdit en
France en 1848, et en Angleterre en 1833. Déjà en 1807, les Anglais avait
interdit la traite des noirs dans leur empire. Enraciné depuis plus longtemps
chez les Arabes, l’esclavage y perdura plus longtemps aussi.
Le vendredi 17 décembre
nos voyageurs arrivèrent à Alexandrie, et ils s’installèrent dans le bateau
vers l’Europe le soir du 18 décembre. Ils quittèrent l’Égypte au matin du
dimanche 19 décembre. La première journée de navigation se fit sur une mer
houleuse, les deux journées suivantes furent un peu meilleures. Ils
débarquèrent en Italie, à Brindisi vers 23 h. On perd ensuite la trace de nos
gouledoisiens, mais nul doute que leur arrivée à Paris ne tarda pas.
Quand retournèrent-ils en
Vendée ? La documentation manque pour répondre précisément. Elle nous signale
qu’en
septembre 1870, Marcel de Brayer et son oncle se trouvaient déjà à Saint-André-Goule-d’Oie.
On sait qu’à cette époque ils avaient repoussé la date de la pose de la première pierre du
nouveau château de Linières. On sait aussi que Marcel de Brayer avait été élu
maire de Saint-André au mois de juillet 1870. La préparation de ces élections
ne s’est pas faite en dehors de sa présence, car on est venu le chercher. C’est
au printemps ou à l’été 1871 que la première pierre du château fut posée
« en grande pompe », selon l’ami Cesson. La guerre de 1870, commencée
en juillet, vint perturber fortement le projet. Elle bloquera Marcel de Brayer
et son oncle à St André Goule d’Oie pendant 8 mois. Nous avons publié sur ce
site en janvier et février 2011: Journal du maire de Saint-André-Goule-d’Oie en janvier 1871.
(1) Emmanuel François, Découverte d’un poète vendéen : Marcel
de Brayer, édition Lulu.com, 2013, page 137.
(2) Première
édition française 1997 par la librairie Gründ à Paris, traduit de l’italien par
Nicole Sels.
(3)
Information donnée par Gilbert Beaugé le 4 mars 2016, chercheur du CNRS/EHESS Marseille Vieille
Charité.
(4) Roberto
Morra di Lavriano, Journal de voyage en Égypte, inauguration du canal de Suez », Gründ, 1997, page 119.
(5) Henri de Monfreid, Le
radeau de la Méduse, Grasset, 1974, page 87.
(6) Véronique Noël-Bouton-Rollet, Amaury-Duval (1808-1885). L'Homme et l'œuvre, thèse
de doctorat en Sorbonne Paris IV (2005-2006).
Emmanuel François, tous
droits réservés
juin 2017
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