Ingres : Emma Guyet-Desfontaines (musée Bonnat de Bayonne) |
Quand on compare son portrait avec celui de son père, la
filiation est frappante, ce qui n’est pas du tout le cas de son frère Amaury.
Sa fille Isaure Chassériau et son frère Amaury-Duval
Comme nous l’avons déjà indiqué
le couple Guyet-Desfontaines n’eut pas d’enfant. Isaure Chassériau, fille issue
du premier mariage d’Emma, adoptée comme sa fille par son beau-père, fut leur
unique enfant.
Son frère Amaury habitait au no 2
rue Valois (3), où il avait son atelier de peintre dès 1834, à l’âge de 26 ans. Plus tard il déménagea, rue Saint-Lazare no 54, et il eut une autre adresse au boulevard des Batignolles no 21 à la fin de sa
vie, ayant ainsi deux ateliers à Paris (4). Elle fait venir son frère chez elle aussi en 1836, lui donnant une chambre et lui
offrant un espace pour servir d’atelier. Emma est une vraie mère pour son
frère. Au temps de leur vie commune à l’Institut, quai Conti, Amaury a fait
partie de la commission d'artistes et de savants désignée par Charles X pour
aller en Grèce lors de l'expédition de Morée,
comme dessinateur dans la section archéologie. Il est parti en janvier 1829,
mais il a dû abréger son séjour à cause d’une fièvre qu’il y a contractée. Les
lettres d’Emma à son frère, pour lui donner des nouvelles de la famille, lui
raconter les parties avec des amis à Montrouge, chez elle ou chez les
Nodier (« combien je t’ai
regretté ! ») montrent cet attachement de la grande sœur. Elle
lui écrit de Londres : « J’aimerais
à voir de ta chère écriture, à lire ce que ton affection pour moi
t’inspirerait, afin d’être heureuse pendant quelques jours. » (5) Mais
quand elle apprend qu’il est malade, elle éclate : « Tu me connais, tu sais combien je t’aime,
combien tu m’es nécessaire. Je t’ai cru perdu, et j’ai été folle un moment. »
(6) Elle part à Marseille au mois de septembre 1829, où il a été rapatrié, pour
le soigner. Adolphe Thiers lui avait écrit pour la consoler (7) :
« Ma chère amie,
J’ai appris hier soir la triste nouvelle qui est venue vous affliger.
Je conçois votre douleur, mais elle
est prématurée. À l’âge de votre frère, on brave une fièvre, et plus que cela, je crois et je souhaite que vous serez
bientôt rassurée. Je vous remercie de votre aimable sollicitude pour moi ;
j’ai trouvé un Strabon, et je n’ai pas besoin d’user de la lettre de change de
votre père.
Je le remercie ainsi que vous. Si j’ai un moment avant de partir,
j’irai vous voir et vous rendre un peu de courage. Adieu. Tout à vous.
A. Thiers »
Ce tempérament de mère dont fait preuve Emma Guyet se
comprend par sa personnalité bien sûr, mais pas seulement. La maternité était
devenue au début du XIXe siècle la passion du jour, une nouveauté pour une part
dans la haute société (8).
Le couple Guyet-Desfontaines disposait de la maison de Montrouge, au
sud de Paris, pour profiter de la campagne proche de Paris. Pour aider
financièrement son beau-père, Marcellin s’en était porté acquéreur. La célèbre
Mme Récamier, entre autres grande amie de Chateaubriand, loua le pavillon de
Montrouge. Le texte suivant nous en donne la circonstance :
La maison de Montrouge
François Gérard : Juliette Récamier |
« Revenue à Paris à la fin de 1816, Mme de Staël effraya ses amis par le spectacle de son changement. Sa faiblesse était excessive ; elle n'obtenait le sommeil et on ne calmait ses douleurs que par l'opium.
Mme Récamier, profondément inquiète pour la santé de son amie, Mme de
Staël, n'était pas moins alarmée par
l’état de maladie de sa cousine, Mme de Dalmassy. Elle n’eût consenti en
pareille situation à s'éloigner ni de l'une ni de l'autre ; cependant elle
désirait donner à sa cousine le calme de la campagne et la vue d’un jardin, en
conservant la possibilité de voir Mme de Staël tous les jours. C'est alors
qu'on lui indiqua à Montrouge le pavillon de La Vallière, qui appartenait à M.
Amaury Duval, de l’Académie des inscriptions, et dont le parc était encore
presque intact ; elle le loua pour la saison. » (9)
La maison de Louveciennes
Les enfants Duval avaient leurs souvenirs à Montrouge, mais le pavillon fut
loué pour éponger les dettes de leur père, ou plus exactement celles du premier
mari, M. Chassériau (10). Le couple Guyet-Desfontaines préféra louer, dès 1835, un pavillon à
Luciennes (devenue Louveciennes) en Seine-et-Oise (devenue ici les Yvelines).
C’était la mode dans les classes aisées de la capitale de préférer l’Ouest
parisien, on disait que l’air y était plus sain, alors que Paris voyait un
afflux massif de provinciaux dans ses murs et conservait encore l’essentiel de
sa structure urbaine du Moyen-Âge.
Ils y passaient l’été et y offraient à leurs amis un cadre nouveau de
mondanités. « Nous avons
reloué Luciennes. C’est là où je t’attends. C’est là où tu oublieras cette scélérate
d’Italie, dans les délices de Capoue-Luciennes », écrit Emma à son
frère qui est en Italie en 1836 (11).
Un ami d’Emma, le compositeur de
musique Henri Reber, lui écrit au cours de l’été 1841 : « Je suppose que la vie est toute autre à
Luciennes (12) ; j’y pense bien
souvent et désirais de tout mon cœur être un peu au courant de ce qui s’y
passe. Je compte sur votre obligeance pour m’en écrire quelque peu. Je sais que
ce n’est pas une indiscrétion que de vous prier d’une lettre, c’est pourquoi
j’ai la fatuité de croire que vous voudrez bien me répondre et me donner de vos
nouvelles les plus détaillées possibles. J’espère que vous êtes tous en bonne
santé… Que fait Delsarte ? (13) Je ne doute pas qu’il soit souvent à
Luciennes, c’est pourquoi je vous prierai de lui rappeler mes amitiés et de
l’engager à travailler sa voix. » (14)
À la fin de l’année 1847, les Guyet-Desfontaines louent une maison à
Marly-le-Roi dans un parc de 13 hectares, tout à côté de Luciennes et de Saint-Germain-en-Laye. Construite au début
du 19e siècle, son propriétaire la nomma « les Délices »,
reprenant le nom de la maison occupée par Voltaire à Genève en 1755. Emma l’appelle « la
maison verte » dans une lettre à son frère, qui se trouve alors dans
le Massif Central pour un projet de décoration de la cathédrale du Puy (qui ne
se fera pas) : « Enfin
nous avons une maison de campagne ! Une belle, une …que je voudrais que tu
visses, avant que les feuilles ne soient encore toutes tombées ! C’est à
Marly-le-Roi sur le plus haut point du département, en pleine forêt, et
avec une vue digne de l’Italie ; les aqueducs terminent un des côtés du
tableau, et de l’autre on a la Seine,
les forêts, tout ce qui était joli et beau à voir de Luciennes. Mirasse, que
nous y avons mené hier, était comme un fou. C’est vraiment beau, grand, une
occasion unique, des serres délicieuses et garnies de filles de l’air… Connais-tu
cela ? Ce sont des bûches soutenues dans l’air, sur ces bûches de la mousse, et dans cette
mousse des fleurs ravissantes et des plus rares (15). Tu pourras mettre tes
élèves dans mes serres, et réaliser enfin ton grand projet de tabac français,
poussant sur ta fenêtre. J’ai de plus, paons, biches, pigeons,
poules, vaches …des fleurs comme s’il en pleuvait, et des orangers comme aux
Tuileries ! Viens donc voir tout cela….
La maison de Marly
Villa "les Délices" à Marly le Roi |
Ta lettre m’a bien amusée et bien fait rire. Comme je te vois d’une
jolie force sur la chasse, je te préviens que dans mon parc, j’ai beaucoup de
lapins, et qu’ils sont à ta disposition… Adieu, voilà le facteur, je te quitte
bien triste en t’embrassant de cœur.
Mille tendresses
Emma Guyet » (16)
La « maison verte », était située dans le village
même de Marly, au no 3 place du Verduron ou place de l’Eglise (actuellement
place Victorien-Sardou). C’était une grande maison bourgeoise construite au
début du XIXe siècle par l’architecte de la Madeleine, Jean Jacques Huvé. Son
entrée se situait à côté de l’église Saint Vigor au centre du village. D’architecture simple mais
aux dimensions importantes, avec trois étages, elle pouvait accueillir les
nombreux invités du couple. Sentinelles détachées d’un vaste et magnifique
parc, deux arbres immenses lui apportaient leur ombre à chacune de ses
extrémités. Il se dégageait de l’ensemble un air d’importance, poussant
certains à l’appeler « château », malgré la simplicité de ses lignes (17).
Le couple Guyet-Desfontaines l’a louée d’abord comme
« campagne », comme on désignait alors une résidence secondaire, y
installant ses jardiniers. Il l’a achetée en 1854 et habitée souvent, puisqu’il
figure en 1856 dans le recensement de la commune à cette adresse (18). Avec eux
on relève la présence de leur petit-fils, M. de Brayer, de son précepteur, et
de leur personnel de maison. Ce dernier comprenait un chef de cuisine, un
cocher, une femme de charge, deux valets de chambres et une domestique.
Habitent aussi à la même adresse le jardinier, Jean Lesueur, avec sa femme, son
fils et sa fille et deux jeunes garçons jardiniers.
À côté d’eux se trouvait le château des Sphinx, alors
propriété du comte de Béthune-Sully, dont la veuve était née de
Montmorency-Luxembourg. L’auteur dramatique Victorien Sardou s’en rendit
acquéreur en 1863.
Ils avaient aussi pour voisin, habitant près de l’avenue de
l’Abreuvoir, Charles Henri Fitz-James (1801-1882). Son épouse, Cécile Marie Émilie de
Poilly, qui y est décédé à l’âge de 42 ans en 1856, était une habituée des
représentations chez les Guyet-Desfontaines, y jouant au piano notamment. Dans
cette maison, les Fitz-James avaient succédé à la tragédienne Rachel. Celle-ci
participa aussi à certaines représentations théâtrales chez les Guyet-Desfontaines
(19).
Rachel en Roxane |
D’autres amis célèbres
du couple ont aussi habité Marly à cette époque et sont venus aux soirées et
représentations organisées dans la villa « Les Délices » :
Alexandre Dumas père, intime de la
famille et acteur au théâtre des Guyet-Desfontaines, avait fait construire son
château de Monte Cristo, près de Port Marly.
Alexandre Dumas fils, qui hérita de la
maison de Leuven, rue Champflour.
La baronne Dupuytren, alors veuve du
grand chirurgien, qui habitait la villa Le Chenil, sur la place du même nom,
devenue place du général De Gaulle.
Duveyrier, dit Mélesville, qui habitait la villa du Val
Fleuri, aujourd’hui dans la rue Willy-Blumenthal. Cet auteur dramatique
(1787-1865) joua avec son gendre et sa fille chez Guyet-Desfontaines. Sa fille
Laure épousa Alfred Van der Vliet. Ces derniers habitèrent l’hôtel de Toulouse
au no 46 de la Grande rue dans Marly.
Victor Regnault (1810-1878), physicien
célèbre et directeur de la manufacture de Sèvres a habité la place de
l’Abreuvoir. Il était marié à Mlle Clément, une petite cousine d’Emma Guyet-Desfontaines.
Moins célèbre, mais
intéressante à noter dans la vie des propriétaires du domaine de Linières, est
la présence à Marly d’une sœur de cousins par alliance de Guyet-Desfontaines : Constance
Legras de Grandcourt (1796-1877). Elle avait épousé en 1833 Joachim Franco,
chef de bataillon au 107e régiment d’infanterie de ligne, domicilié
à Metz. Ce dernier est mort à Marly-le-Roi en 1866. Ses deux frères s’étaient
mariés avec deux sœurs Martineau, et vinrent s’établir chez elles à Saint-Fulgent,
à deux kms du château de Linières.
Il est probable que cette résidence de Marly s’est
transformée temporairement en résidence principale dans les années 1855/1856. Aussi en mai 1854 ils ont loué une maison située
à Paris rue Duphot no 25 (20), où mourut leur fille Isaure. En effet, l’hôtel particulier de la rue d’Anjou a été détruit en 1861
lors du prolongement du boulevard Malesherbes. On sait aussi, qu’au moins dès
1855, Guyet-Desfontaines habita un hôtel qu’il avait acheté au no 13 de la rue de Tivoli, devenue ensuite
rue d’Athènes. Marly a dû constituer un havre de paix, loin des travaux dans
Paris et des embarras du déménagement.
Le suffrage universel, qui avait privé Marcellin de
son siège de député de la Vendée en avril 1849, lui donna la fonction de maire
de Marly-le-Roi du 26-6-1849 au 4-1-1852. Après la proclamation de l’empire par Napoléon III, il démissionna de son
mandat de maire en signe de protestation. Il fut élu aussi conseiller général de la Seine-et-Oise.
J. A Barre : Guyet-Desfontaines (1860) |
Emma Guyet continua à recevoir ses amis à Marly comme
à Paris, y organisant notamment des représentations théâtrales au bénéfice des
pauvres de la commune.
Rappelons qu’en chemin de fer, Saint-Germain était à une demi-heure de Paris, une commodité nouvelle depuis 1837,
quoique forçant à sortir de son quant à soi, puisqu’on entrait dans un des
premiers services de masse de la société industrielle naissante. Emma Guyet ne
manque pas de le souligner à sa manière quand elle écrit, relatant un voyage en
chemin de fer à Londres, « Allons
adieu. Je vais encore voir je ne sais quoi. Les chemins de fer sont tellement
pareils aux nôtres, que je me crois toujours sur celui de Saint-Germain. On se
presse autant pour y aller, on se précipite de même dans les voitures. C’est la
même chose et on le manque aussi. »
(21)
L’ouverture de cette ligne
constitue un évènement historique. Les trains partaient de la place de l’Europe
à Paris, en attendant l’ouverture de la gare de la rue Saint Lazare. Le son du cor
donnait le signal du départ du train et il y avait trois classes appelées wagons
(1,5 F), diligences (1,75 F) et coupés (2 F). Ces tarifs, valables les
dimanches et jours fériés, étaient plus faible de 15 % en semaine pour les
classes diligences et coupés. « On
va à une rapidité effrayante et cependant on ne sent pas du tout l’effroi de
cette rapidité. Malheureusement nous sommes négligents en France, et nous avons
l’art de gâter les plus belles inventions par notre manque de soins ; on
va à Saint-Germain en vingt-huit minutes, c’est vrai, mais on fait attendre les
voyageurs une heure à Paris et trois quart d’heures à St Germain, ce qui rend
la promptitude du voyage inutile. » (22)
Un autre lieu comptera beaucoup
pour la famille : Étretat. Il marque une nouvelle mode des milieux
aisés : les bains de mer, conseillés par les médecins eux-mêmes. Déjà au milieu du 18e
siècle avaient commencé les séjours à la mer (bassin d’Arcachon) et à la
montagne (Pyrénées), mélangeant motivation
thérapeutique et émotion procurée par la nature (23). Il est vrai qu’Emma souffrait de rhumatismes. Mais
surtout, le séjour des vacances allait devenir une occupation distinctive de la plupart des rentiers. Autant dire que le château de Linières ne pouvait pas compter dans
cette mode, perdu dans le bocage profond de la lointaine Vendée, et qui
attendra encore avant que Nantes, puis Montaigu, soient reliées par le chemin
de fer à Paris.
Les vacances à Étretat
Falaises d'Étretat à marée basse |
Le village d’Étretat en Normandie était devenu un lieu d’attraction
pour beaucoup de peintres depuis 1820. C'est aussi à cette époque que l'on
commença à bâtir des villas en style balnéaire. La construction de
1843 à 1845 de la route de Fécamp à Étretat, facilita l’accès à cette campagne du bord de mer. Surtout,
la station succombe à la mode des bains de mer après 1845 grâce à Alphonse Karr (romancier d'inspiration
romantique), auteur d'un
roman à succès sur la ville, publié en 1836 : Histoire de Romain d'Étretat (Amaury-Duval a peint le portrait d’Alphonse
Karr, exposé au salon de 1859). À la même époque la côte d’azur était aussi à
la mode, mais était trop éloignée des parisiens, faute d’une ligne de chemin de
fer en cours de construction.
Le premier document trouvé, signalant la présence des
Guyet-Desfontaines à Étretat, date de 1850. Cette année-là, on compte « près de 200 baigneurs à la fois »
et en 1852 s'ouvre un casino de planches et d'ardoises, sous l'égide de la Société des Bains de mer d'Étretat créée récemment,
où l’on y donne des spectacles. La Plage
d’Étretat sera le titre
d’un des romans d’Emma Guyet publié en 1868.
Voici en quels termes Emma décrit
les lieux à son frère :
« Mon cher ami,
Tu nous as
promis une visite et nous la voulons. Tu nous as dit que M. Marie (24)
t’accompagnerait, il le faut absolument ; mais assez vite. Le temps est
beau, la mer est belle, il ne faut pas trop tarder.
Ce qu’il y a de plus sûr,
ce serait de m’écrire le jour de votre départ de Paris. J’enverrais alors une
voiture à la station. Et en partance de Paris à 8 h du matin pour le Havre,
vous prendrez vos places pour la station de Beuzeville où vous serez à 3 h. Là
vous aurez une voiture envoyée par nous et vous serez ici à 5 h. Il faudrait
mieux venir ici tout de suite et aller au Havre après.
Si vous aimez mieux le
Havre d’abord, vous trouverez mille occasions de venir ici facilement en 2 h et
demie.
Maintenant, qu’est-ce
qu’Étretat ? Un endroit où, en arrivant on voudrait en repartir, et qu’on
ne pense plus à quitter dès qu’on est triste ! C’est ravissant, un village
à part de tout. Ce qu’on connaît, des bois au milieu du village, des sources
d’eau claire et excellente, des maisons d’une propreté hollandaise (sauf les
torchis), des promenades toujours nouvelles, et le tout d’une gaieté folle.
Quant à la mer, admirable.
Chacun vit ici comme dans
un château à 100 lieues de Paris. On est sans cesse dans la rue, aux fenêtres,
habillés ou non, on s’apprête, on chante (il y a un piano), on se promène
ensemble, on se baigne ensemble, sans aucune cérémonie. Moi, qui sais, et reste
sur la rive, je ris de la quantité de mollets qui me passent sous les yeux.
Le poisson abonde, les
crevettes sont pour rien. À chaque heure du jour arrivent des voitures les plus
élégantes, des femmes charmantes qui viennent déjeuner ici et se baigner C’est
un va et vient continuel. Une vraie rive d’Italie, rien n’y ressemble tant.
Nous manquons enfin du
nécessaire et nous dormons à merveille ! Arrivez, …viens t’en assurer par
toi-même.
Adieu, à bientôt. Je
t’aime et t’embrasse.
Emma Guyet » (25)
Espiègle, Emma ne peut pas s’empêcher d’évoquer la nudité des mollets
des baigneurs. C’est que les femmes se baignaient alors vêtues d’une robe de
bain et coiffée d’un bonnet, avec rubans pour les plus coquettes. Les cabines
de bain sur les plages étaient donc indispensables pour se changer. Il fallut
attendre un demi-siècle pour voir les jambes et les bras nus, et encore un
autre demi-siècle pour voir le dos et le ventre. Ensuite, l’évolution
s’accéléra aussi en ce domaine.
Les voyages à l’étranger
Une autre activité dans les milieux aisés de cette première moitié du
XIXe siècle réside dans les voyages à
l’étranger, voire en Orient. Stendhal (26) met à la mode la notion de
« touriste » avec sa Chartreuse de Parme en 1839 (27).
Amaury Duval père avait noué des relations avec une famille d’Anglais,
les Heath. Rien d’étonnant pour un ancien secrétaire d’ambassade au royaume de
Naples et dans les États Pontificaux, et pour le directeur des Beaux-Arts en
France. Emma était marraine d’une de leur fille, qui était venue faire un séjour à Paris
au printemps 1829. Elle la reconduisit à Londres où elle comptait passer le
mois de juin, y donner des leçons de musique et de chants et peut-être gagner
un peu d’argent, laissant sa fille à Paris. La traversée de la Manche durait
quatorze heures et elle était vécue comme une vraie expédition. Emma y a
rencontré du succès. « …J’ai chanté, j’ai vaincu … On donnait bals
et concerts pour la jolie dame de Paris » (28).
Pont de Londres en 1795 |
Avec son mari et Isaure (depuis que celle-ci a quitté son mari) ils
vont régulièrement en Angleterre. En 1851, le fils de l’ami Augustin Jal,
Anatole (29), fait aussi partie du voyage. On sait qu’après la Révolution de
1848, le roi des Français déchu et sa famille ont trouvé refuge dans la
banlieue de Londres à Claremont. Alors les Guyet font leurs visites royales à
l’occasion de leurs voyages. Ils resteront fidèles en effet aux Orléans
jusqu’au bout.
Sans écarter la part d’exagération qu’Emma met parfois dans ses
récits, elle nous livre une vision étonnante de ses voyages. Pour l’époque,
visiter les Anglais représentait, apparemment, la découverte d’un monde aussi
étrange que de nos jours la rencontre d’une tribu papou par des touristes
européens !
Qu’on en juge par la lettre suivante d’Emma à son frère :
« Londres ce dimanche 23 juillet
Mon cher ami,
J’imagine que peut être tu ne seras fâché d’avoir de nos nouvelles.
Jusqu’ici il m’a été impossible de t’écrire, ne restant jamais plus d’un jour
dans un endroit. Enfin me voici à Londres depuis hier, et vite je viens te dire
comme nous sommes ! Si tu veux m’écrire poste restante au Havre, nous y
serons dans une huitaine de jours. Avant, nous irons en Hollande. Il n’y a que
24 heures de mer, et pour des marins comme nous, qu’est-ce que 24 heures ?
Nous comptons partir d’ici mercredi pour Rotterdam.
Notre voyage s’est assez bien passé, sauf les mauvais lits et toute
espèce de bêtes ! Les Heath sont venus nous prendre à Brighton, et de là
nous ont menés à leur maison de campagne. C’est délicieux ! Tous les
enfants étaient réunis, quatre grands gaillards et les deux filles ! Tout
cela beau et superbe. Mais deux de ces jeunes gens sont sourds et muets. C’est
très triste à voir et très fatigant pour parler, joint à cela le peu de facilité
pour la langue et tu auras une idée de l’agrément que nous avons eu !
J’avais renoncé à la parole.
Mon dieu que les anglais me sont odieux ! Quels gens, quelles mœurs,
quels sauvages.
Dans ce pays de liberté on ne peut porter une décoration sous peine
d’être suivi ou hué. On ne peut se mettre à la fenêtre sans causer un
rassemblement…
Hier soir nous avons été à l’opéra. J’ai vu la reine, qui est fort laide (30) et coiffée !
Puis la princesse Clémentine et son époux (31) ! Cela m’a fait un effet de revoir mes chers princes.
Je te quitte pour aller sous le tunnel (32). Je suppose que je resterai à la porte. De là nous irons à Windsor,
voir le château et dîner. Il faut bien passer son dimanche. On ne peut même pas
avoir de la bière à boire aujourd’hui. Rien ne se vend !..
Quand tu verras les dames Bertin et Lesourd (33), dis-leur que c’est
mal à elles de ne pas avoir écrit un petit mot
poste restante. Elles me l’avaient promis, surtout Mme Lesourd, pour le
contrebandier à présent c’est trop tard puisque nous partons mercredi. Au Havre
donc, poste restante, pour avoir de leurs nouvelles…………….
J’ai été sous le tunnel ! J’ai été à Windsor. Le château est
admirable. Je n’avais jamais rien vu de pareil, un vieux gothique sans aucun
ornement, de grosses pierres en grès, carrées, de grosses tours, de toutes
formes. C’est superbe. Il y a énormément de Vandycke (34), d’Holbein (35), tous portraits de la famille royale. C’est très curieux…
Je t’embrasse tendrement.
Ta sœur
Emma Guyet
J’ai été prendre un bain. On a des baignoires en marbre, où on a la
tête en bas et les pieds en l’air. Si on vous réchauffe son bain, on apporte un
cric et on tourne à grand peine une manivelle. J’en ris encore. » (36)
Il ne faut pas oublier aussi que les Anglais étaient alors les
« ennemis héréditaires » de la France depuis un siècle, avant d’être
remplacés bientôt par les Allemands dans ce rôle. Ceci pourrait contribuer à
expliquer certaines violences de ton
dans cette lettre.
La vallée du Rhin et l’Allemagne, Venise et l’Italie, la Suisse, et
peut-être d’autres pays feront aussi partie de leurs destinations de voyages à
l’étranger.
Sa fille Isaure, son petit-fils Marcel et son frère Amaury-Duval
Pendant ce temps le frère Amaury-Duval restait célibataire. Pourtant
les bons partis ne devaient pas manquer et il fréquentait beaucoup de jolies
femmes dans sa vie mondaine. Dans sa correspondance et ses notes nous le voyons
sensible à l’attirance des femmes. Mais les encouragements de sa sœur n’ont
visiblement pas suffi pour le conduire au mariage. Il est resté vivre chez elle
et son beau-frère, partageant beaucoup de leur vie et de leurs fréquentations.
En 1854, le malheur vint frapper une première fois Emma Guyet. Elle
perdit sa fille unique, comme nous l’avons indiqué dans l’article sur Isaure
Chassériau. Qu’allait devenir Marcel, un enfant de douze ans quand sa
mère est morte, alors que son père avait des devoirs et des droits sur
lui ?
Pour la grand-mère, pas question
de le lâcher et elle obtint gain de cause. « Nous avons été heureux, mon mari et moi, d’apprendre par Monsieur
Guyet, que vous ne seriez ni inquiétée ni entravée dans vos projets sur ce cher enfant. Certes
il ne saurait être sous une tutelle plus tendre et plus dévouée. »
Ainsi s’exprime Louise Belloc dans une lettre à Emma. Nous aurons bien sûr
l’occasion de revenir sur la vie de Marcel de Brayer. Mais dès maintenant, il
nous faut souligner les liens très forts qui l’ont uni à sa grand-mère, sa
deuxième mère.
Ce qui veut dire en même temps
que des liens très étroits se sont noués avec son grand-oncle Amaury-Duval. Ce
qui veut dire aussi qu’il est entré à part entière dans le cercle riche et
nombreux des amis de la famille. Il a été l’héritier de cette dernière dans
tous les sens du terme.
Mottez : Amaury-Duval (musée de la Roche-sur-Yon) |
De toute façon il semble bien que
son père a été souvent absent pour son fils, alors même que les Guyet ont
facilité les rencontres entre eux. Et ce père est mort à la fin de l’année
1863, alors que Marcel avait vingt-un ans.
Un détail révélateur noté dans le
journal intime d’Amaury-Duval à la date du 1e janvier 1847 :
« Le temps est magnifique, froid,
mais pas un nuage au ciel. Visite habituelle aux grands-parents. Le soir à dîner mon oncle Guyet (37), Reber
(38), Mottez (39). Ce matin, en allant chez Mlle Louise, (40) je vois la Seine prise. Le soir elle
recommençait à couler. » On voit dans cet emploi du temps l’appartenance de
l’oncle Amaury à la famille Guyet-Desfontaines, et dans la formulation, la
place de Marcel déjà à six ans. C’est sa visite pour les vœux du nouvel an à
Emma et Marcellin qui est notée, et non celle de ses parents. C’est typiquement
un langage de grands-parents et de grand-oncle, déjà. Dans les mots utilisés
ils reçoivent d’abord le petit-fils.
Et que de soucis son petit-fils a
donné à Mme Guyet-Desfontaines ! Il n’y eu pas que l’accident grave arrivé
à Linières en 1865, où Marcel a été blessé au visage. Il y eu aussi sa vie
mondaine qui ne plaisait pas à la grand-mère. Elle voulait le marier et lui n’était
pas pressé apparemment. Dans un testament de 1863, elle le fait son légataire
universel bien sûr, étant légalement son seul héritier. Mais elle réserve un
quart de la succession pour les enfants à naître de son petit-fils. Et pour
s’assurer de la bonne application de ses dernières volontés, elle institue pour
son exécuteur testamentaire son notaire et ami, Me Poumet. Dans un codicille
elle indique que sa caisse de diamants est « pour l’offrir à la femme
qu’il (Marcel) épousera et sans qu’il en puisse disposer autrement. » La
grand-mère généreuse et inquiète tient à préciser aussi, comme si la loi ne
l’avait pas prévu, qu’elle lui donne : « argenterie, bijoux, livres,
tableaux, maisons, enfin tout ce que je possède, tout pour lui ! Qu’il en
fasse un bon et sage usage ». Elle termine son testament par ces mots : « Je bénis mon enfant
chéri. Que mon âme vive en lui ! » (41) Plus tard elle abandonnera cette réserve du quart de la succession, sans doute à
cause de son illégalité, le code civil de l’époque ne le permettant pas de la
part d’arrière-grands-parents pour les enfants de leurs petits-enfants.
(1) Jean-Auguste Barre (1811-1896)
a été sculpteur et médailleur. On lui doit un buste de Guyet-Desfontaines. Il fut témoin au contrat de mariage d’Isaure
Chassériau.
(2) D’Almeras, La Vie parisienne sous Louis Philippe,
Albin Michel (1925), page 408.
(3) Elle a porté le nom de rue
Batave de 1798 à 1814.
(4) Testament d’Amaury-Duval du
26 février 1885, Archives nationales, études notariales de Paris, Me
Pitaux : MC/ET/XIV/1032.
(5) Amaury-Duval, Souvenirs, Lettre d’Emma à son frère du
1-6-1829, page 186.
(6) Amaury-Duval, Souvenirs, Lettre d’Emma à son frère du
22-8-1829, page 218.
(7) Archives de la société
éduenne d’Autun, Fonds Amaury Duval : K8 34, lettre d’A. Thiers à Emma
Chassériau du 21-8-1829.
(8) D’Alméras, La Vie parisienne
sous Louis Philippe, Albin Michel (1925), page 453.
(9) Souvenirs et correspondance tirés des papiers de Mme
Récamier (1859), page 299.
(10) Inventaire après le décès de
M. Amaury Duval du 19 novembre 1838, Archives nationales, notaires de
Paris : MC/ET/XIV/776.
(11) Archives de la société éduenne d’Autun, Fonds Amaury
Duval : K8 34, lettre d’Emma à
Amaury-Duval du 8-5-1836.
(12) Par rapport à sa vie retirée en Dordogne où il travaille au
château de Montcheuil.
(13) François Alexandre
Delsarte (1811-1871) a
été ténor
à l’Opéra-Comique, et professeur de chant.
(14) Archives de la société éduenne d’Autun, Fonds Amaury
Duval : K8 33 lettre de H. Reber
à Emma Guyet du 15-7-1841.
(15) Orchidées.
(16) Archives de la société éduenne d’Autun, Fonds Amaury
Duval : K8 33, lettre d’Emma
Guyet à Amaury-Duval du 18-10-1847.
(17) C. Neave, Marly rues demeures et personnages, 1983, page
95.
(18) Archives des Yvelines, recensement de Marly-le-Roi, 1856.
(19) Rachel (1821-1858), actrice
de théâtre
adulée, parmi les plus célèbres de son siècle.
(20) Inventaire du 29 mai 1854
après le décès de Mme de Brayer, Archives nationales, notaires de Paris :
MC/ET/XIV 839.
(21) Archives de la société éduenne d’Autun, Fonds Amaury
Duval : K8 33, lettre d’Emma
Guyet à Amaury-Duval du 23-7-1854.
(22) Delphine de Girardin, Lettre Parisienne du 1-9-1837.
(23) Serge Briffaud, Face au spectacle de la nature, dans « Histoire
des Émotions des Lumières à la fin du 19e siècle », Seuil, 2016,
page 57 et s.
(24) Sylvain Marie (1805‑1870), ami d’Amaury-Duval dès le collège,
originaire d’Auvergne, Préfet. Il était aussi très lié à M. Guyet-Desfontaines,
dont il fit la déclaration de décès en 1857 avec un autre ami, Jal.
(25) Archives de la société éduenne d’Autun, Fonds Amaury
Duval : K8 34, lettre d’Emma
Guyet à Amaury-Duval du 5-9-1850.
(26) Marie-Henri Beyle dit Stendhal
(1783-1842), est un écrivain, auteur du Rouge et le Noir, La Chartreuse
de Parme et Lucien Leuwen.
(27) Pierre Guiral, Adolphe
Thiers, Fayard (1986), page 44
(28) Amaury-Duval, Souvenirs
(1885) Lettre d’Emma à
Amaury-Duval du 15-5-1829, page 195.
(29) Anatole Jal, architecte reconnu, mais aussi élève d’Amaury-Duval.
Il a peint à Linières
(30) Victoria,
reine d’Angleterre de 1837 à 1901. Des historiens confirment l’impression
causée par la laideur de la reine sur notre « piplette »
d’épistolière.
(31) Clémentine d’Orléans, dite « Mademoiselle de Beaujolais » (1817-1907),
est une fille du roi des Français Louis-Philippe Ier.
Après la Révolution de 1848, la princesse avait quitté la France avec son père
et la plupart des membres de la famille royale.
(32) Le premier
tunnel sous un fleuve a été construit dans les années 1826-1828 par l’ingénieur
d’origine française Brunel (un émigré de la Révolution) à Londres. En 1854 il
constituait une curiosité et ne servait qu’aux piétons pour passer sous la
Tamise.
(33) Amies
proches. La première, épouse du directeur du
Journal des Débats, la deuxième, épouse d’un sous-préfet.
(34) Van Dyck (1599-1641) a été
peintre du roi d’Angleterre Charles Ier et de sa cour de 1632 à 1634
et de 1635 à 1641. Il représente l’école flamande de la période baroque, avec
Rubens.
(35) Hans Holbein le
jeune (1498-1543)
est un peintre et graveur allemand. En 1536,
il est nommé peintre-valet de chambre du roi d’Angleterre Henri VIII et devint en peu de temps le
portraitiste officiel de la cour d'Angleterre.
(36) Archives de la société éduenne d’Autun, Fonds Amaury
Duval : K8 33, lettre d’Emma à
Amaury-Duval du 23-7-1854.
(37) Isidore Guyet, marié à Félicité Tardy,
fils de Jacques, un frère de Simon Guyet (maître des postes de Saint-Fulgent lors
de sa mort en 1793, tué par les royalistes à Saint-Vincent-Sterlanges).
(38) Henri Reber, professeur au conservatoire,
compositeur de musique. Un habitué de Linières.
(39) Victor Mottez, peintre élève d’Ingres et
ami d’Amaury-Duval. Il a peint à Linières.
(40) Louise Bertin,
qui habitait à Bièvres au sud-ouest de Paris, est sœur des directeurs du Journal des débats. Elle fut
musicienne et poétesse. V. Hugo a écrit les paroles d’un de ses opéras.
(41) Testament de Mme veuve
Guyet-Desfontaines du 3 novembre 1863, Archives nationales, notaires de
Paris : MC/ET/XIV/898.
Janvier 2012, complété en septembre 2017
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