Après la mort de son mari en 1857, Emma est restée seule
avec son frère Amaury et son petit-fils Marcel, alors âgé de quinze ans. Elle a
cinquante-huit ans. Il lui reste onze ans à vivre.
Pour s’occuper du domaine de Linières elle a fait appel sur
place à un cousin, Narcisse de Grandcourt, qui habite Saint-Fulgent, marié à Élise Agathe Martineau. Cette dernière
était née à Linières en 1799 et les liens entre les Guyet-Desfontaines et les
de Grandcourt sont toujours restés proches. À Paris et à Marly-le-Roi, la sœur des frères
Grandcourt, mariée à un officier qui s’appelait Franco, fréquentait
régulièrement les Guyet-Desfontaines. Amaury-Duval a peint son portrait.
C’est Narcisse de Grandcourt sans doute qui a dû régler une demande de
la commune de Saint-André-Goule-d’Oie. Dans une délibération du conseil municipal du 18 juillet 1867,
on cite Mme veuve Guyet-Desfontaines, à propos d’un projet d’échange entre le
champ dit Pré aux chevaux, lui appartenant, et une parcelle de terrain vague
appartenant à la commune et située au lieu-dit la Croix fleurette. Cet
échange était nécessaire pour construire la route de Saint-André-Goule-d’Oie à
Vendrennes.
Eugène de Grandcourt |
Aidée par son frère et ses amis,
la vie reprend son cours pour Emma. Le 2 octobre 1862 on joue la Vanité Perdue à Marly.
C’est un drame en un acte d’Arnaud Berquin, mis en vaudeville par M. Émile Van
der Burch. Le 17 septembre 1864 au théâtre de Marly-le-Roi, l’ami Melesville
(1) joue dans La
Sœur de Jocrisse (de MM. Varnet et Duvert). Il est accompagné de son
gendre (Alfred Van der Vliet), de sa petite-fille Louise et de son petit-fils
Maurice. L’auteur du prologue ironise sur la censure au théâtre (Napoléon III a
supprimé la liberté acquise en 1848) et souligne que Louise, la plus jeune actrice,
a dix ans.
La principale préoccupation de
Mme Guyet fut de suivre l’éducation de son petit-fils. Elle publia deux livres
aussi en 1862 et en 1868, comme on l’a vu.
Elle a souffert longtemps de maux de rhumatismes, s’en plaignant déjà à
l’âge de quarante-cinq ans. En 1850 elle écrivait : « Au
milieu de cette distraction, je ne passe pas un jour sans souffrir, c’est
désolant. » Et en
vieillissant le mal s’est accentué, mais elle est morte subitement le 11
octobre 1868 en fin d’après-midi, elle avait soixante-neuf ans.
Elle avait joué au billard et s’était habillée pour recevoir
à dîner une quinzaine de ses amis. En
attendant, elle lisait au coin du feu le petit livre de poésies que son
petit-fils venait de faire publier et qui avait paru la veille, intitulé Odes. Quand son petit-fils Marcel est
entré dans le salon, elle s’est retournée et est tombée foudroyée. Amaury-Duval
est arrivé cinq minutes après et c’est à lui que nous devons ces détails sur la
mort de sa sœur. Il a écrit deux semaines plus tard dans une lettre à un
ami : « Je ne vous dirai pas
mon désespoir, vous savez ce qu’elle était pour moi, l’affection maternelle dont elle m’entourait. Je me
trouve tout seul à présent et je tourne ma
pensée vers mes bons amis, vous surtout, qui me donnez tant de preuves
d’affectueux dévouement. Marcel aussi est bien cruellement éprouvé, il adorait
sa grand-mère. » (2)
Parmi les lettres de condoléances, voici celle de Mme
Lehmann, épouse d’un peintre qu’Amaury-Duval a connu chez Ingres et habituée du
salon des Guyet-Desfontaines avec son mari :
Nous avons un
profond chagrin de la perte de votre chère sœur, nous sentons avec vous tout ce
que vous devez souffrir. Cette séparation est toujours bien terrible, mais
quand elle vient rompre une si longue, si parfaite union de deux cœurs et de
deux esprits, on est comme dans un désert. Henri (3) a couru de suite chez vous, chez ce pauvre jeune homme
qui perd trop tôt cet ardent foyer d’affection, de vigilance, de protection…
Quand je l’ai revue à Étretat, elle n’avait plus pour moi que des jours de
grâce, j’en ai été profondément émue ; et quand elle m’écrivait le 6 de ce
mois : « rien ne me guérit, je m’en attriste, faut-il donc déjà
partir, quitter tout ? Cela me ferait beaucoup de peine. »
Dieu lui a épargné
cette peine, ses derniers regards, ses dernières paroles ont été pour vous deux
qu’elle aimait tant…Elle croyait et espérait ; moi aussi. Je crois et
j’espère qu’elle n’a pas été trompée.
Quant à nous pauvres
humains, qui n’avons pas de consolation pour ces douleurs suprêmes, nous avons
nos cœurs, pour vous et le cher Marcel. Nous vous prions tous deux, de compter
sur notre profonde affection.
A. Lehmann » (4)
Un des petits cousins vendéens venu faire son droit à Paris,
Frédéric Martineau habitant Marans, fut hébergé chez les Guyet-Desfontaines. Il
écrit à Marcel de Brayer après le décès d’Emma : « Ce n’est pas elle qui me devait de la
reconnaissance. C’est moi qui ai été comblé, sa vie durant, de ses bontés et
qui en ai gardé un souvenir ineffaçable. Pour moi qui ai eu le bonheur d’être
admis dans son intimité pendant mon séjour à Paris, elle a eu les attentions
d’une mère, et j’ai conservé de ces trois années une impression qui me charme
encore à vingt ans de distance. »
(5). Elle lui avait donné un capital de 20 000 F
dans son testament, pour le remercier, lui et son père, des soins apportés dans
la gestion de ses biens dans le Marais.
Bien plus tard, l’ami proche d’Amaury-Duval, Eugène Froment,
revenant sur le caractère d’Emma, écrira : « Malgré
ce que je sais de votre sœur, je ne connaissais pas ce caractère dévoué et
ferme sous cette gaîté et cette aménité si spirituelle, ce côté de dévouement
m’a beaucoup touché et je regrette bien aujourd’hui de ne l’avoir pas connue
(ce côté), quand je le pouvais encore. »
(6)
Le
journal d’Édouard Bertin publia un article à l’occasion de sa disparition. Son
auteur, Prévost-Paradol (7), écrivit : « La
société parisienne vient de perdre en Mme Guyet-Desfontaines, sœur de M. Amaury-Duval, une personne excellente et distinguée, qui commençait à marquer dans le
monde des lettres par des nouvelles
spirituelles, délicatement contées et pleines d'une malice innocente ;
mais son mérite personnel était bien au-dessus de son talent d'écrivain. Mme
Guyet-Desfontaines n'était pas seulement agréable par sa bonne grâce, par son
esprit aimable, par son affectueux accueil ; elle avait en outre un don de plus
en plus rare, et qui rappelait le monde d'autrefois, le don de la franche et
simple gaîté. C'était une sorte de bonne humeur involontaire qui se soutenait
et brillait toujours en elle et qui se communiquait bientôt à tous ceux qui avaient
le plaisir de l'approcher. Elle était pourtant loin d'être insensible aux maux
de cette vie, et elle n'avait pas été épargnée par le sort ; elle avait
traversé de grandes épreuves qu'elle a profondément senties sans en être jamais
abattue. Quant à son frère, quant à son petit-fils, qu'elle a élevé avec
tendresse, quant à ses amis qui auront tant de peine à se déshabituer de sa
présence, sa mort si soudaine est le premier chagrin qu'elle leur ait causé. » (8)
Delaval : Édouard Bertin |
La
résidence de Marly fut vendue. Elle n’a pas été démolie tout de suite, contrairement à ce que
laisse entendre l’auteur dramatique Joseph Mery (9). Depuis 1955 elle est la propriété de la société d’assurances Axa,
qui a construit dans son parc et à la place de la maison d’autrefois, deux
bâtiments de bureaux en arc de cercle disposés perpendiculairement l’un par
rapport à l’autre (10). Dans les bosquets conservés, peut-être y a-t-il
quelques vieux arbres âgés d’au moins 150 ans, qui pourraient témoigner des
soins que leur apportaient Guyet-Desfontaines avec son jardinier Jean Lesueur.
Ce lieu de loisirs est devenu un lieu de travail, mais figé par le cadastre, le
nom de la propriété demeure : Les Délices.
(1)
Mélesville, à l’état-civil Anne-Honoré-Joseph Duveyrier,
(1787-1865), est un auteur dramatique.
Seul ou en société avec Eugène Scribe et Delestre-Poirson, avec lesquels il signait du pseudonyme collectif d'Amédée de Saint-Marc, il est l'auteur
de plus de 340 pièces de théâtre. Il a été longtemps vice-président de la
Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques.
Il eut deux enfants. Sa fille
Laure (1812-1883) épousa en 1843 Alfred Van Der Vielt. Ils eurent deux
enfants : Louise, mariée en 1874 à M. Filhos et Maurice mariée à Mlle
Massing.Son demi-frère, Charles Duveyrier (1803-1866), fut dramaturge et idéologue saint-simonien.
(2) Archives de la société éduenne d’Autun, fonds Amaury Duval K8 33, lettre d’Amaury-Duval à Froment du 26-10-1868.
(3) Henri Lehmann (1814–1882), d’origine allemande, fut peintre, élève de son père et d’Ingres et ami d’Amaury-Duval, dont il est toujours resté proche. Habitué de Linières, il y a été représenté dans une décoration.
Mme Lehmann était née Clémence Casadavant et avait été veuve de Victor Désiré Michel Oppenheimer.
(4) Archives de la société éduenne d’Autun, fonds Amaury Duval K8 33, Lettre de Clémence Lehmann à Amaury-Duval du 13-10-1868.
(5) Archives de la société éduenne d’Autun, fonds Amaury Duval K8 34, lettre de Frédéric Martineau à Marcel de Brayer du 4-12-1868.
(6) Archives de la société éduenne d’Autun, fonds Amaury Duval K8 33, lettre de Froment à Amaury-Duval du 5-3-1880.
(7) Journaliste politique (1829-1870), surtout au journal des Débats, chantre du libéralisme.
(8) Journal des Débats du 16-10-1868
(9) Dans Ems et les bords du Rhin de Joseph Mery (1794-1866), auteur dramatique, chroniqueur et poète et habitué du salon Guyet-Desfontaines.
(10) C. Neave, Marly rues demeures et personnages, 1983.
Juillet 2012