lundi 1 janvier 2018

Justice indigne en 1805 contre les habitants de la Bergeonnière

Archives départementales de la Vendée
On a déjà raconté sur ce site dans un article publié en février 2015, comment les propriétaires du Coudray s’opposèrent en 1798 à la châtelaine de la Rabatelière, pour ne pas payer une rente foncière de 18 boisseaux de seigle : Conflit sur la rente foncière du Coudray en 1798. Ils se réclamaient des lois de la Révolution qui avaient supprimé les redevances féodales. Le meneur de l’opposition s’appelait Louis Loizeau, et nous avons découvert sa personnalité, aussi celles de son avocat, Me Henri Michel Julien Chevallereau, de l’avocat de la châtelaine, l’ancien révolutionnaire Jean Charles Trastour, de son fondé de pouvoir, Pierre Étienne Sorin, et du juge de paix de Saint-Fulgent, Simon François Gérard. On peut se reporter à leurs biographies dans le dictionnaire des Vendéens, accessible sur le site internet des Archives départementales de la Vendée, http://www.archives.vendee.fr/ (onglet : Découvrir et dictionnaires de la Vendée)

La rente de la Roche de Chauché


Il s’est passé la même chose au village voisin de la Bergeonnière. Mais cette fois-ci nous disposons d’une documentation complète, pouvant nous informer du fonctionnement de la justice de l’époque. Le présent article s’attachera plus à cet aspect, sans revenir sur la personnalité des mêmes protagonistes. On a aussi trouvé un autre dossier sur le même sujet à la Boisilière des Essarts. Le meneur de la fronde s’appelait René Cossais, l’un de mes ancêtres maternels. Et dans ce dossier on voit Sorin, le fondé de pouvoir de Mme de Martel, châtelaine de la Rabatelière, accusé réception en décembre 1801 de six titres de propriété que vient de lui remettre le fidèle Pierre Maindron, ancien capitaine de Charette pendant la guerre de Vendée : « Maindron vient de me remettre avec votre lettre, les six titres nouveaux tant désirés. D’après eux je ne crois pas que vos débiteurs puissent se promettre de vous faire perdre vos rentes », dit-il à la châtelaine. Les titres ci-dessus sont du Coudray Loriau à Saint-André, la Miltière, la Martinière, la Rousselière aux Essarts et la Boisilière, la Bichonnière à Chauché (1), a-t-il été ajouté sur la lettre par une autre écriture. Et cet ajout comprend une erreur : la Boisilière fait partie des Essarts et non pas de Chauché. Le titre du Coudray, une déclaration roturière de 1747, fut présenté à temps pour emporter la conviction des juges de Montaigu, qui décidèrent en janvier 1802 de sa validité pour donner satisfaction à la demande de la châtelaine de la Rabatelière.

On se souvient que ces rentes étaient dues à la seigneurie de la Roche de Chauché. Celle-ci faisait partie des possessions en 1420 de Martin de Rezay (Rezé), aussi seigneur de la Merlatière et de Saint-Fulgent. La fille de Martin de Rezay, Isabeau, épousa vers 1450 François de Bessay, seigneur de Bessay, dont elle fut la seconde épouse. Elle lui porta en dot la seigneurie de la Roche de Chauché. Les petits enfants d’Isabeau de Rezay firent un accord en 1507, où Jean Bodin, seigneur de la Rollandière, cède à Mathurin Gazeau, seigneur de la Brandasnière, et à sa femme Michelle Bodin, la moitié de l’hôtel de la Roche de Chauché avec ses appartenances et dépendances. L’autre moitié était indivise en 1507 avec Louis Marchand, seigneur de la Métairie, à cause de Jeanne de Saligné sa femme. Le fief de la Roche de Chauché rendait son aveu à la Merlatière en 1610 (2). Et cette dernière seigneurie fut acquise par le seigneur de la Rabatelière en 1635. À cette date la Rabatelière possédait déjà les rentes secondes foncières dues à la Roche de Chauché sur certains villages de la région, suivant les procès-verbaux de ses assises en 1632 (3). Puis en 1730, le seigneur de la Rabatelière acquit la métairie et fief de la Roche de Chauché appartenant à Marguerite Eveillard, femme de Gilles Durcot, seigneur de Puytesson (4). 

La Roche de Chauché en 2018
On trouvait des rentes secondes foncières de seigle dues à la seigneurie de la Roche de Chauché à Saint-André sur les villages de la Boutinière (4 boisseaux), Boninière (4 boisseaux), Bergeonnière (10 boisseaux), Brossière (8 boisseaux), Chevaleraye (6 boisseaux), Coudray (18 boisseaux), les Gâts (8 boisseaux) et la Javelière (4 boisseaux). En 1782, la rente de la Brossière était affermée par le châtelain de la Rabatelière à Pierre Bossard, fermier de la Chapelle de Chauché, ainsi que d’autres rentes sur la Jaumarière et la Bourolière dont l’inventaire ne dit pas si elles étaient dues à cause de la Roche de Chauché (5). Une rente était seconde quand sur le bien ou domaine était déjà due une première rente foncière après laquelle on créait une autre rente plus importante. Les tènements où on voit ces rentes prélevées ne faisaient pas partie de la mouvance de la Roche de Chauché, mais on sait que très tôt on a vendu des droits seigneuriaux au détail dans la contrée. Dans le silence des terriers sur l’origine et la nature de la rente, il ne nous est pas possible de savoir si ces rentes de la Roche de Chauché étaient de nature féodale, auquel cas elles étaient supprimées par les lois de la Révolution. Ou bien si elles étaient purement foncières, auquel cas elles étaient toujours dues à leurs propriétaires créanciers. Le cas des Gâts est intéressant, car la rente de la Roche de Chauché y avait été acquise par Jean et François Fluzeau, comme on le voit dans une déclaration roturière de 1779 (6). Trois propriétaires du tènement des Gâts déclarent : « Reconnaissons pareillement qu’il est dû sur ledit village et tènement des Gâts au seigneur de la Roche de Chauché, à présent à Jean et François Fluzeau, la rente seconde de 8 boisseaux seigle mesure des Essarts ». On sait que ces Fluzeau, marchands de bestiaux à la Brossière, comme d’autres, possédaient des biens nobles ou roturiers, et cela ne présume donc rien sur la nature de la rente. Dommage qu’on ne sache pas ce qu’est devenue cette rente des Gâts après la Révolution.   

Le procès à Fontenay-le-Comte en 1799


À la Bergeonnière la rente due à la Roche de Chauché fit l’objet d’un procès. Le premier acte eut lieu chez le juge de paix de Saint-Fulgent le 18 août 1799, le premier fructidor an 7 comme on disait alors. C’est aussi le même jour qu’eut lieu le même acte pour le Coudray. Dans ce dernier village la rente était de 18 boisseaux de seigle due par l’ensemble des propriétaires. À la Bergeonnière elle était de 10 boisseaux de seigle à la mesure des Essarts, représentant environ 1,5 quintal d’aujourd’hui. À raison de 2 F environ le boisseau de seigle des Essarts à cette époque, la rente représentait 20 F pour tous les propriétaires du village. C’était le prix de 20 kg de beurre en 1824 (7).

Chacune des parties campa sur ses positions, et le juge de paix rédigea un procès-verbal de non conciliation, contresigné par ses deux assesseurs, bons républicains comme lui : François Mandin et Louis Merlet. La demanderesse, Thérèse de Martel, était représentée dans les deux instances par son même fondé de pouvoir, Pierre Étienne Sorin, juge à Montaigu. L’administration départementale de la Vendée l’avait nommé en 1796 pour procéder à l’estimation de la terre de la Rabatelière. Thérèse de Martel demandait le paiement de 5 années d’arrérages échues au 15 août 1798, sans préjudice de l’année qui s’achevait. On sait qu’au 15 août 1793, tout le monde avait été emporté dans les combats de la guerre de Vendée depuis déjà 5 mois. C’était la date de Notre-Dame en août (assomption), soit la date de l’échéance habituelle de la rente, qui n’avait généralement pas été payée. On oublia donc la récolte de l’été 1793.

Les défendeurs s’appelaient Louis Loizeau pour le Coudray, et François Cougnon pour la Bergeonnière, deux beaux-frères. Ils adoptèrent la même position : la rente demandée est sensée féodale et donc supprimée. Ils ne la paieront que si on leur montre un titre authentique prouvant qu’elle ne l’est pas (8). Ce faisant ils appliquaient la même position que les paysans refusant de payer les droits seigneuriaux dès 1790 dans d’autres régions de France. Ceux-ci avaient cru à leur suppression totale dans la nuit du 4 août 1789, et refusaient les décrets d’application spécifiant seulement le rachat des droits. Ils accusaient les autorités locales et se réclamaient contre elles de la volonté de l’Assemblée Nationale. L’exigence des titres primitifs constituait l’argument souvent mis en avant contre les créanciers. La rare documentation disponible est muette sur l’attitude des habitants de Saint-André en 1790 sur ce sujet, mais on doute qu’ils se soient révoltés comme ailleurs, compte tenu de ce qui s’est passé ensuite. Faut-il rappeler que la violence n’est pas la seule forme d’expression d’une opinion ?

Dans les archives des notaires de Saint-Fulgent en 1791 et 1792, on voit dans notre échantillon d’actes notariés observés, une poussée des actes de rachat des rentes foncière et droits féodaux, prévus par l’Assemblée Nationale. Par exemple « M. Agnan Fortin, jouissant de la décoration de la croix de Saint Louis, propriétaire de la terre de ce lieu » (Saint-Fulgent), accepte la demande d’un ancien noble, « M. Charles Claude Conrard, propriétaire demeurant à sa terre de la Richerie » (Beaurepaire), d’« amortir » comme on disait alors, des droits seigneuriaux en payant le rachat avec des assignats (9). Cet amortissement se faisait en payant 25 fois le montant annuel des revenus, « suivant et conformément aux décrets de l’Assemblée Nationale ». La formule paraît avoir eu un certain succès chez les personnes aisées ou riches dans la contrée, alors que les archives des notaires de Saint-Fulgent n’existent plus, probablement aussi leur activité, à partir du déclenchement de la guerre de Vendée en mars 1793. Au peu de rachats de droits féodaux rencontrés, s’ajoutèrent les rachats plus nombreux des rentes foncières perpétuelles non féodales, devenues rachetables de droit suivant le décret du 18 décembre 1790 de l’Assemblée nationale. Il y eut un accueil favorable au rachat des rentes avant l’évènement de la guerre de Vendée (10).

Nous avons raconté dans un article de janvier 2010 : Les frères Cougnon de Saint-André-Goule-d'Oie, le rôle de capitaine de paroisse de François Cougnon pendant la guerre de Vendée. Sa tombe est située à l’entrée du cimetière de la commune, et une rue du bourg porte son nom. Une métairie du Coudray appartenant à sa femme avait des terres sur le terroir voisin de la Bergeonnière, et c’est à ce titre qu’il représentait les propriétaires de ce village. Jeanne Loizeau, sa femme, avait partagé en effet avec son frère Louis Loizeau et sa sœur Marie Loizeau, épouse de Jean Rochereau, les biens immeubles de leurs parents le 15 octobre 1790, un mois avant son mariage avec François Cougnon (11).

Nous avons observé l’attitude des tenanciers ou teneurs sous l’Ancien Régime dans presque tous les tènements de Saint-André-Goule-d’Oie, et l’allergie aux droits féodaux n’apparaît pas dans les actes. On a parfois des réticences individuelles lors des assises de la Rabatelière, mais comme on essaie d’échapper à l’impôt au moment des transferts de propriété (lods et ventes sur des rentes par exemple). On a aussi de rares exploits d’huissier réclamant à des teneurs de faire leur déclaration roturière. Et précisément ce fut le cas à la Bergeonnière en 1751 et 1752 (12). Peut-être parce que le village ne comprenait exclusivement que des petits propriétaires. Peut-être y manquait-il un chef de file, et il est à cet égard révélateur qu’on soit allé chercher un habitant du Coudray en la personne de François Cougnon, pour remplir ce rôle dans l’affaire qui nous occupe, il est vrai ancien capitaine de paroisse.

Après le passage obligé devant le juge de paix de Saint-Fulgent, Thérèse de Martel assigna les deux beaux-frères au tribunal civil du département de Fontenay-le-Peuple (nom révolutionnaire). Celui-ci prit la même décision, le même jour pour chacun d’eux, le 18 novembre 1799. Il les condamna par défaut (ne s’étant pas défendu) à payer les rentes (13). La notion de défaut dans la procédure judiciaire, appliquait le vieux principe que les absents ont toujours tort.

Le procès à Montaigu en 1802


Coup d’État du 18 brumaire
On se rappelle que 9 jours avant la décision des juges de Fontenay, Bonaparte avait perpétré son coup d’État du 18 brumaire à Saint-Cloud. L’histoire s’accéléra ensuite avec la promulgation d’une nouvelle constitution, et la mise en place d’une nouvelle organisation judiciaire. Il fallut recommencer le procès au tribunal civil de l’arrondissement de Montaigu que le gouvernement venait de créer. Probablement pour cette raison, on tarda du côté de la Rabatelière à signifier le jugement de Fontenay, ce qui fut fait le 3 août 1800 aux deux défenseurs, Louis Loizeau pour le Coudray et François Cougnon pour la Bergeonnière.

Ensuite les deux procès pour chacun des deux tènements continuèrent au même rythme. Le 9 août, les deux défenseurs, Loizeau et Cougnon, s’opposèrent à l’exécution des deux jugements de Fontenay, tribunal de première instance. Le 12 mars 1801 ils furent cités à comparaître, chacun de son côté, par Mme de Martel au nouveau tribunal de première instance de Montaigu. Elle était représentée par son procureur, l’ancien révolutionnaire Jean Charles Trastour. Le même procureur des défenseurs, Me Chevallereau, demanda le 13 mai 1801 à Me Trastour, la production des titres authentiques des rentes. Celui-ci répondit le 21 mai suivant, par la signification des partages de successions dans la famille Montaudouin en 1779, et du partage en l’an V entre la République et Thérèse de Martel. Dans ces partages, il apparaissait que les rentes en litige avaient été classées comme roturières, et donc ne devaient pas être supprimées. 

Puis vint le moment des mémoires échangés entre les avocats-procureurs, Chevallereau et Trastour, à des jours différents, mais très proches. Mais dans le procès de la Bergeonnière on trouve une réplique de l’avocat de François Cougnon, particulièrement documentée sur la législation en vigueur. Datée du 29 juillet 1801, elle tend à prouver que la production du titre primordial de la rente n’était pas qu’une tactique de sa part, basée sur le principe habituel qu’il faut prouver le bien-fondé de sa demande. La loi l’y obligeait selon lui. Chevallereau cite notamment les articles 2 et 5 de la loi du 25 août 1792 qui imposent au demandeur du paiement des rentes, d’apporter la preuve que celles-ci n’étaient pas féodales. La législation fixait la nature et les formes du titre authentique, et les partages de succession de la famille Montaudouin en 1779 ne remplissaient pas les conditions fixées par la loi.

On passera sur d’autres arguments secondaires de sa part. Néanmoins certains d’entre eux méritent notre attention. Le premier nous permet d’apprécier son éloquence. Il portait sur le fait que la rente était requérable sur le lieu où elle était due. Et du côté du château de la Rabatelière on avançait, non sans vraisemblance, que les rentes féodales étaient habituellement rendables chez le créancier, alors que les rentes non féodales étaient souvent requérables (transport aux frais du créancier), ce qui prouverait que la rente de la Bergeonnière était roturière. Mais cela relevait d’un usage, sans fondement juridique. L’argument ne pesait pas lourd, et on a l’exemple des rentes féodales appelées « métivoiraux », prélevées par le sergent féal de la Bultière lui-même à Chavagnes, sur les lieux où elles étaient dues (14). Alors le procureur de la châtelaine, dont on se souvient qu’il avait été procureur-syndic du district de Montaigu en 1795, fut obligé de lire l’envolée de son adversaire, sympathisant royaliste et représentant l’ancien capitaine de paroisse de Saint-André-Goule-d’Oie : 

Psautier de la reine Marie (début du 14e siècle) :
un agent du seigneur surveille le travail
« Un pareil moyen n’est absolument que dérisoire, car comment peut-on s’abuser au point de dire que, parce qu’une redevance est requérable, que c’est une preuve de non féodalité. Il suffira de rapporter à la demanderesse les temps où la féodalité avec toutes ses attributions planait avec orgueil sur les têtes des Français, temps où la majeure partie des habitants d’un sol fait depuis longtemps pour la liberté, étaient serfs d’une très petite minorité d’autres habitants se disant seigneurs, qui les avaient mis sous le joug. Oui, en se reportant à ces époques, le défendeur dira à la demanderesse qu’il existait des redevances qui étaient requérables sur les lieux et d’autres que le ci-devant seigneur était obligé de faire enlever à ses frais, entre autres de ces droits se trouvaient les terrages, complants, dîmes, inféodés de par là même que ces droits étaient requérables sur les lieux, …  Cessez donc citoyenne veuve Martel de prétendre que parce que cette rente que vous réclamez serait requérable, elle ne peut être féodale. Le défendeur croit que la demanderesse, si prompte à dénier des faits, ne déniera pas celui-ci. » (15).

Trastour avait aussi avancé que les teneurs de la Dédrie de Chavagnes, à qui on réclamait une rente de même nature, avaient fini par accepter de le faire. Alors pourquoi cet entêtement à la Bergeonnière ? Chevallereau réplique : « S’il existe encore quelques autres droits ou redevances de la nature de ceux que le demandeur vient de parler, qui soient encore acquittés, c’est que les propriétaires qui les exigent ont justifié par titres authentiques aux différents teneurs ou débiteurs de ces dits droits ou redevances, qu’elles étaient dégagées de tout signe de féodalité ou de seigneurie ; ou que les débiteurs accoutumés à vivre dans une entière servitude n’ont osé exiger les justifications et représentations de titres qu’ils avaient droit de demander à ceux qui leur font acquitter de semblables redevances » (15).

Et Chevallereau, toujours aussi mordant, réfute la justification de la châtelaine basée sur l’impossibilité de retrouver des titres authentiques, car le château a été incendié pendant la Révolution : « Si le défendeur ne va au-devant des lamentations de la demanderesse, il va encore l’entendre se plaindre de la gêne et des fléaux de la guerre dite de la Vendée, qui d’après elle a consumé ses archives. Elle dira que c’est ce qui la met hors de faire le rapport des titres que lui demande le défendeur. Le défendeur dira à la demanderesse : ne reprocherez-vous point plutôt aux lois des 17 juillet et 2 octobre 1793 ? Ne sont-ce point elles, plutôt que la guerre de la Vendée, qui ont été la cause de la destruction de vos archives ? » Et de rappeler que la loi du 17 juillet 1793 dit en son article 6 : « les ci-devant seigneurs, leurs feudistes, commissaires à terriers, notaires ou tous autres dépositaires des titres constitués ou récognitifs de droits supprimés par le présent décret, par les décrets antérieurs rendus par les assemblées précédentes, seront tenus de les déposer dans les trois mois de la publication du présent décret aux greffes des municipalités des lieux ; ceux qui seront déposés avant le 10 août prochain seront brûlés ledit jour en présence du conseil général de la commune et des citoyens, le surplus sera brûlé à l’expiration des 3 mois » (16). Sur ce point, précisons que les archives du château de la Rabatelière sont actuellement conservées aux Archives Départementales de la Vendée. Elles ont échappé à un début d’incendie on le sait, le dimanche 24 novembre 1793, mais on ne peut pas écarter l’idée qu’une partie a disparu à cette occasion. Encore faut-il qu’elles soient bien répertoriées et classées pour y trouver ce qu’on cherche. Quant à l’incendie, un mystère demeure sur sa cause. Une tradition orale indique que le château aurait été brûlé par les Vendéens eux-mêmes sur ordre de Charette, qui en aurait préalablement sauvé les archives. Son but était ainsi de l’empêcher de servir aux bleus ou d’être leur proie. Le renseignement est peut-être exact, mais pourra-t-on jamais le vérifier, écrit l’abbé Boisson, historien chercheur, dans ses notes ? (17).

La loi applicable


Puisque l’avoué de François Cougnon se réfère à la loi pour exiger la production d’un titre authentique, prouvant que la rente réclamée n’était pas féodale, il nous est possible d’examiner sa démonstration. Cela nous guidera sur l’appréciation de la décision des juges. Un éminent juriste comme Philippe Antoine Merlin, a produit un savant raisonnement dans son Répertoire universel et raisonné de jurisprudence en 1828 (18). Il avait été par ailleurs procureur général à la cour de cassation (19). Il affirme que dans les provinces de droit coutumier comme le Poitou, les rentes seigneuriales sont celles qui sont jointes et unies au cens, « qui ne forment avec lui qu'une seule et même prestation ». Au contraire, toutes les fois que le cens et la rente forment deux objets distincts, quoique dus au seigneur, quoique établis par le bail à cens, la rente est purement foncière. La difficulté est de lire clairement cette distinction dans les documents, quand ils existent. Et dans le terrier de la Rabatelière c’est impossible, les rentes sont seulement énoncées, gardant leur mystère sur leurs origines. Après avoir fait cette distinction sur la nature des rentes, Merlet continue en examinant la législation révolutionnaire. Il ressort les mêmes références pour faire la même démonstration que l’avoué de Montaigu, Chevallereau : c’est au requérant d’apporter la preuve du bien-fondé de sa demande en paiement des rentes purement foncières.

La Bergeonnière en 2018
De manière plus accessible on trouve sur internet une étude publiée en 2005 de Jean Jacques Clere intitulée : L’abolition des droits féodaux en France (20).  Elle corrobore les affirmations de l’avoué de François Cougnon sur l’argument principal de sa défense : la charge de la preuve. À partir de la législation montagnarde de 1793, ce fut au créancier des droits d’apporter la preuve, par l’acte primordial, que les rentes en question avaient pour cause une concession primitive de fonds sans caractère seigneurial. Et de préciser : « Le renversement de la charge de la preuve, problème en apparence étroitement juridique, suffisait à miner les droits seigneuriaux ».  

On sait que pour le Coudray on finit par trouver à la fin de l’année 1801 une déclaration roturière datée de 1747, qualifiée de titre authentique du côté du château de la Rabatelière. Le tribunal de Montaigu décida le 12 janvier 1802 de condamner Louis Loizeau au paiement de la rente du Coudray, solidairement avec les autres propriétaires du tènement. Mais le texte du jugement ne fait pas partie des archives conservées, et on ne connaît pas la motivation des juges, même si on la devine.

Malgré la portée de la position de François Cougnon, pour qui c’était à Thérèse de Martel à prouver le bien-fondé de sa demande, celui-ci avait produit un double d’une quittance de la châtelaine, datée du 10 mars 1779, qui portait simplement que cette rente était due à la seigneurie de la Roche de Chauché.

Dans le procès de la rente due sur la Bergeonnière, les juges ne prirent leur décision que le 10 mars 1804. Et cette fois-ci on peut lire le jugement. Ils estimèrent que la rente en question était féodale et déboutèrent la châtelaine de la Rabatelière de sa demande (21). Ils se sont basés sur l’impossibilité de produire un titre authentique, et sur la présomption de féodalité présentée par la copie de la quittance de 1779. Dans le texte du jugement on lit la composition du tribunal : d’abord le président Charles Joseph Auvinet, puis ses assesseurs. Le premier est François Ambroise Rodrigue, l’ancien évêque constitutionnel de Luçon, qui avait été élu évêque le 2 mai 1791 et avait renoncé à ses fonctions le 2 décembre 1793 (voir le dictionnaire des Vendéens sur le site internet des Archives départementales). Un destin bien singulier. Le second est Zacharie Louzeau, premier suppléant au tribunal civil de première instance de l’arrondissement de Montaigu, « appelé en remplacement du citoyen Pierre Étienne Sorin, autre juge dudit tribunal qui s’est abstenu d’en connaître ». Le fondé de pouvoir de Thérèse de Martel ne pouvait pas siéger en effet dans une affaire dont il était le véritable initiateur, et on voit le tribunal soustrait à son influence en effet. 

Le procès à Poitiers


Du côté de Sorin et de Trastour, cette décision du tribunal civil de Montaigu, leur resta dans la gorge, si l’on peut dire. Ils décidèrent de faire appel au tribunal de Poitiers. Et à cet effet ils assignèrent Cougnon en août 1804 (22).

La cour d’appel prit un arrêt contre Cougnon le 24 juillet 1805, contredisant la décision du tribunal de première instance de Montaigu (23). Le texte de l’arrêt étonne. D’abord il y a cette phrase incompréhensible pour nous : « Brechard ci-devant avoué de Cougnon a refusé de plaider. ». Surtout il y a l’argument principal de ces messieurs de Poitiers : « considérant que c’est au débiteur à prouver qu’une rente est noble, lorsque l’existence de cette rente est inconnue, considérant que dans l’espèce Cougnon ne rapporte aucune preuve qui constate la nobilité de la rente dont il s’agit … considérant que cette rente est au contraire foncière dans les actes de partage de 1779 et de l’an V. » Et voilà, le tour est joué, la motivation est simple et courte, et la rente continue d’être due. La loi est ignorée par les juges !

Aussitôt François Cougnon forma opposition à son exécution auprès du même tribunal, lui demandant une nouvelle audience (24). La procédure civile de l’époque nous échappe. Le 7 février 1806, la même cour de Poitiers prit un nouvel arrêt, confirmant celui de juillet 1805. Le 21 mars 1806, François Cougnon reçu une sommation d’exécuter les arrêts de la cour de Poitiers (25). Et effectivement, il s’exécuta. Les archives de ce dossier s’arrêtent là, et ne nous donnent pas la suite.

Mais dans la déclaration de succession de Thérèse de Martel au bureau de Montaigu, le 3 juillet 1827 (voir le registre numérisé accessible sur le site internet des Archives départementales de la Vendée, vue no 182), on lit cette suite. Dans la liste de ses biens meubles déclarés on trouve « la rente due sur le tènement du Coudray à Saint-André-Goule-d’Oie de 45 décalitres de blé seigle » pour une valeur de 45 F. Plus « celle due sur le tènement de la Bergeonnière de 25 décalitres de blé seigle ».

Les juges de Montaigu avaient indiqué dans leur jugement de 1804 que les 10 boisseaux de blé seigle à la mesure des Essarts correspondaient à 22 décalitres à la nouvelle mesure légale. Cette correspondance nous étonne (Voir notre article publié sur ce site en mars 2015 : Les unités de mesure en usage à Saint-André-Goule-d'Oie sous l'Ancien Régime. On est un peu surpris de voir dans la déclaration de succession, le chiffre de 22 décalitres arrondis à 25 décalitres. De même au Coudray, on a arrondi 396 litres à 450 litres. À la Boisilière on a arrondi 264 litres à 300 litres. On comprend ainsi que la mise en œuvre des nouvelles unités de mesure conçues pendant la Révolution, avec l’instauration du système métrique, eut du mal à entrer dans les mœurs. Il fallut une initiative de la monarchie de juillet en 1837 pour rendre obligatoire l’usage de ces nouvelles unités de mesure, et encore plus d’un siècle pour oublier en pratique certaines des anciennes comme la boisselée.

À ce stade de nos constatations on peut dire que François Cougnon ne s’est pas pourvu en cassation contre l’arrêt de la cour d’appel, ou alors s’il l’a fait, il a perdu son procès. Mais revenons aux juges de la cour d’appel. Comment comprendre leur position, manifestement en contradiction avec les lois de 1793 ? Nous avons cherché du côté de la cour suprême, et nous avons trouvé deux arrêts concernant la cour d’appel de Poitiers, où celle-ci met sur le débiteur la charge de la preuve quant à la féodalité d’une rente réclamée. Et dans les deux cas, la cour de cassation annule la décision d’appel.

Ainsi de l’arrêt de cassation du 19 avril 1820, annulant une décision de la cour royale de Poitiers du 12 février 1818. Dans cette affaire l’hospice de Loudun réclamait au sieur Canuel le paiement d’une rente. La cour de Poitiers donna raison aux administrateurs de l’hospice, au motif que la rente était due sur une terre non seigneuriale, et que c’était à Canuel d’apporter la preuve que la rente était de nature féodale. La cour de cassation a estimé « que cette cour a mis, par conséquent, à la charge du sieur Canuel une preuve qui ne le concernait pas, puisque la preuve de la foncialité desdites rentes était au contraire à la charge des administrateurs dudit hospice » (26). Voilà bien qui donne raison à François Cougnon et à son avocat.

Le chercheur cité plus haut, Jean Jacques Clere, nous donne l’explication sur l’attitude des juges de Poitiers, écrivant : « les seuls bémols à la loi abolitive provinrent de la jurisprudence des tribunaux qui, dans un nombre non négligeable d’affaires, décidèrent que les droits réclamés par les anciens propriétaires ou leurs ayants droit, étaient des rentes foncières et non des rentes féodales » (20). Il faut constater qu’il y a deux siècles, certains juges orientaient donc leurs jugements de leurs opinions personnelles, plutôt que d’appliquer les lois en vigueur, même quand celles-ci ne comportaient pas de complications, ambiguïtés ou vides.

Cette justice partisane existait aussi au tribunal de première instance de Poitiers, comme en témoigne un mémoire de Robert Boncenne au roi du 14 octobre 1814. Avoué, il avait été destitué par l’autorité judiciaire locale le 22 octobre 1810, victime d’un avocat nommé Bera, l’accusant faussement de malversations et ayant des complicités parmi les juges de Poitiers. Auparavant Boncenne, royaliste, avait accusé Bera, ancien révolutionnaire, de malversations lui aussi. Juste retour des choses, ce dernier se vengea, notamment en poussant les clients de Boncenne à l’abandonner ou à porter plainte contre lui. C’est ce que firent en particulier M. et Mme Guyet, propriétaires de Linières, qui se rétractèrent par transaction ensuite en 1812 (27). Faire confiance en la justice est une phrase rituelle exprimant le fonctionnement démocratique d’un État, c’est bien connu. Encore faut-il mériter cette confiance, et le fonctionnement de la justice en 1805 et 1812, comme celui alors du parlement, des élections, et des libertés fondamentales et publiques (liberté de la presse, religieuse, d’enseignement, de manifester, d’aller et de venir, etc.), était loin de la mériter.  

On comprend mieux après cela la position conciliatrice que prit François Cougnon dans une autre affaire semblable à Villeneuve, près de la Mauvelonnière (Chauché). Il se trouva là aussi représenter les propriétaires du tènement, à cause d’une borderie qu’y possédait sa femme. Et là, c’est le châtelain de Linières qui lui réclamait le paiement d’une rente décomposée en 4 éléments : 544 kg de seigle, 28 kg de froment, 85 kg d’avoine et 6,35 F. Le créancier s’appelait Joseph Guyet, républicain bon teint ayant épousé la propriétaire de Linières, divorcée du vicomte de Lespinay. Nous avons raconté ce conflit dans un article publié sur ce site en octobre 2012 : La rente foncière du tènement de Villeneuve à Chauché.

François Cougnon accepta une transaction sur le paiement de la rente de Villeneuve en 1808. Il obtint une remise des arrérages dus sur 16 années, mais promis de reprendre le paiement de la rente. Il ne faudrait pas croire qu’on savait négocier entre anciens ennemis, alors qu’on se raidissait entre gens du même bord politique avec la châtelaine de la Rabatelière. Entre temps, les juges de Poitiers avaient probablement déçu François Cougnon dans sa confiance en la Justice. Il dû faire preuve de réalisme. Et d’ailleurs nous savons que s’il signa le compromis pour Villeneuve, il ne l’exécuta pas ensuite. 


(1) Lettre du 11-12-1801 de Sorin à Mme Martel sur des titres de rente, Archives de la Vendée, chartrier de la Rabatelière : 150 J/A 12-8.
(2) G. de Raignac, dépouillements d'archives publiques et privées concernant les familles vendéennes, Archives de Vendée : 8 J 101, volume 12, page 69 et s.
(3) Assises de la Rabatelière et autres fiefs du 19-8-1632, Archives de Vendée, chartrier de la Rabatelière : 150 J/E 1.
(4) Les Montaudouin, Archives du diocèse de Luçon, fonds de l’abbé Boisson : 7 Z 64.
(5) Ferme du 10-7-1782, de la Borelière, Maurepas et rentes, Archives de la Vendée, notaires de Saint-Fulgent, Thoumazeau : 3 E 30/124.
(6) Déclaration roturière du 15-4-1779 de trois teneurs des Gâts à Linières, Archives de Vendée, notaires de Saint-Fulgent, Bellet : 3 E 30/126.
(7) Bail du 15-5-1824 à Landrieau de la métairie du Bourg de Saint-André, Archives de la Vendée, notaires de Saint-Fulgent, papiers Guyet : 3 E 30/138.
(8) 150 J/G 116, procès-verbal de non conciliation du 18 août 1799 au bureau du juge de paix de Saint- Fulgent.
(9) Amortissement du 6-7-1792, de rentes féodales à A. Fortin, Archives de la Vendée, notaires de Saint-Fulgent, Bellet : 3 E 30/132.
(10) Amortissement du 26-6-1792 de la rente de 14 livres par André Bonnin à Grolleau et consorts sur des domaines de la Porcelière, Archives de la Vendée, notaires de Saint-Fulgent, Frappier : 3 E 30/13.
(11) Partage du 15-10-1790, de la succession de René Loizeau au Coudray, Archives de la Vendée, notaires de Saint-Fulgent, Bellet : 3 E 30/131 (texte incomplet).
(12) 150 J/G 115, assignation à comparaître aux assises de Languiller le 27 juin 1752 aux teneurs de la Bergeonnière, à Jacques Bertrand demeurant au Coudray.
(13) 150 J/G 116, jugement du 18 novembre 1799 du tribunal civil de Fontenay-le-Peuple contre Cougnon.
(14) Reconnaissance du 5-1-1778, de rentes métivoiraux au sergent féal de la Bultière, Archives de la Vendée, notaires de Saint-Fulgent, Thoumazeau : 3 E 30/123.
(15) 150 J/G 116, réplique du 29 juillet 1799 de Chevallereau pour Cougnon contre Trastour, page 12. 
(16) 150 J/G 116, réplique du 29 juillet 1799 de Chevallereau pour Cougnon contre Trastour, page 10. 
(17) Archives historiques du diocèse de Luçon, fonds de l’abbé Boisson : 7 Z 46-2, les débuts de l’insurrection et l’année 1793.
(18) M. Merlin, Répertoire universel et raisonné de jurisprudence, 5e édition 1828, Volume 28, page 294.
(19) Merlin de Douai (1754-1838), fut un conventionnel en mission à Angers, rapporteur de la loi des suspects (17-9-1793), ministre de la justice sous le Directoire et un temps Directeur. Il partit en exil en 1814.
(20) Jean-Jacques Clere, L’abolition des droits féodaux en FranceCahiers d'histoire. Revue d'histoire critique [En ligne], 94-95 | 2005, mis en ligne le 01 janvier 2008, consulté le 04 novembre 2015. URL : http://chrhc.revues.org/1227   
(21) 150 J/G 116, jugement du 10-3-1804 du tribunal civil de Montaigu, Thérèse de Martel contre François Cougnon.
(22) 150 J/G 116, signification le 22-8-1804 à Cougnon de l’appel de Mme de Martel contre le jugement de Montaigu du 10-3-1804 à Poitiers.
(23) 150 J/G 116, arrêt du 24-7-1805 de la cour de Poitiers condamnant François Cougnon au paiement de la rente de 10 boisseaux de seigle.
(24) 150 J/G 116, opposition du 13-8-1805 à l’arrêt de la cour d’appel de Poitiers du 24-7-1805.
(25) 150 J/G 116, sommation du 21-3-1806 à François Cougnon d’exécuter les arrêts de Poitiers des 24-7-1805 et 7-2-1806.
(26) Favard de Langlade, Répertoire de la nouvelle législation civile, commerciale et ..., 1824, volume 4, page 852 et s.
(27) Mémoire du 18-10-1814 de Boncenne au roi, page 6 et 7, Archives historiques du diocèse de Luçon, fonds de l’abbé Boisson : 7 Z 32-3 (copie du mémoire à la Médiathèque de Nantes).


Emmanuel François, tous droits réservés
Janvier 2018, complété en octobre 2018

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