jeudi 1 juin 2017

De Saint-André-Goule-d’Oie à la Haute-Égypte en 1869

Le châtelain de Linières, Marcel de Brayer, a voyagé en Orient de septembre à décembre 1869. Nous avons brièvement fait allusion à ce voyage dans notre article publié sur ce site en mars 2012 : La construction du nouveau château de Linières. On l’y voit acheter des souvenirs à Venise et en Grèce pour décorer son futur château. Sur le sommet de la citadelle de Corfou, il prend des graines d’un arbuste très odorant pour les planter à Linières. 

Nouveau château de Linières
Au printemps de 1869, Marcel de Brayer a passé une partie de son temps à Linières pour préparer les travaux préalables à la construction du nouveau château. Son ami Victor Cesson écrira plus tard que les travaux de démolition ont commencé pendant qu’il était en voyage en Orient avec lui et son grand-oncle, c’est à dire de septembre à décembre 1869. Il fallait en effet démolir l’ancien logis, incorporé avec les bâtiments d’exploitation agricole autour d’une vaste cour. Cela permettrait en même temps de remblayer une partie de la butte descendant vers l’étang, pour créer un espace plat sur lequel allait être édifié le nouveau château, et aménager une cour devant. Il fallait aussi démolir les murs du verger descendant vers l’étang. Et ce dernier, envasé et abandonné depuis près de deux siècles, devait être recreusé à nouveau.

Départ à la gare de Lyon


Parti à la fin du printemps ou au début de l’été de Saint-André-Goule-d’Oie, Marcel de Brayer a dû passer quelques semaines à Paris ensuite pour préparer le voyage. Et à la date du jeudi 2 septembre 1869, on lit dans son carnet de voyage : « nous dînons mes amis et moi avec mon oncle Amaury à la gare des chemins de fer de Lyon ». Son grand-oncle, le peintre Amaury-Duval est donc du voyage. Ses deux amis sont un nommé Jacquemet, que nous ne connaissons pas, et Victor Cesson. Ce dernier fut son ami le plus proche, peintre, élève d’Amaury-Duval, pour qui il travailla longtemps. Ce dîner à la gare de Lyon, marque le point de départ de leur long voyage, passant leur première nuit dans le train, où ils se réveillèrent à Mâcon, filant vers la Suisse.

Nous les suivons ensuite chaque jour, grâce au carnet de voyage, jusqu’au 19 octobre 1869. Ce jour-là le carnet s’interrompt définitivement, sans que nous en comprenions la raison. Leur périple en chemin de fer les conduisit à travers la Suisse et l’Italie, en passant par Milan, Venise, Rimini et Brindisi. Là ils prirent en fin de journée un bateau de la Lloyd vers la Grèce. Ils y passèrent une courte nuit et le lendemain 11 septembre, ils arrivèrent devant Corfou à 4 h30 du matin. « Belle aurore. Voilà bien l’Orient ! ». À l’époque l’Orient désignait pour les voyageurs ce que nous appelons aujourd’hui le Moyen-Orient, et encore y incluait-on la Grèce. Ils visitèrent ce pays pendant 11 jours, puis firent une croisière en méditerranée passant par l’île de Rhodes, la Sardaigne, et retournèrent sur les côtes de la Syrie et du Liban.

Souvenirs du Liban


Dans son deuxième et dernier livre de poésie, Souvenirs, Marcel de Brayer a publié en 1875 des poèmes inspirés de son voyage.
« Ami, te souvient-il de notre long voyage ? ».
Ce premier vers du poème intitulé Souvenir de voyage, dit son vœu de pouvoir correspondre avec ses chers disparus. Il a 27 ans et a vu sa mère mourir quand il était enfant. Quand il était adolescent ce fut son grand-père qui est décédé, puis tout jeune homme son père et sa grand-mère. C’est au Liban que lui est venue l’inspiration de son poème, comme il l’explique lui-même : « À quelques heures de marche des cèdres du Liban, près du petit lac Birket‑el‑Yamounèh, la route est bordée de tombeaux d'une forme bizarre. Ce sont de grandes auges de maçonnerie, badigeonnées en blanc ; la partie creuse est remplie de terre et plantée de belles fleurs.

Je fis remarquer à un jeune cheik qui m'accompagnait, le soin avec lequel ces petits jardins funèbres étaient entretenus. C'est, me répondit‑il, la croyance des Arabes de ces contrées, que l'âme du défunt se pose à l'aurore sur les fleurs de sa tombe ; les femmes, les amis viennent alors s'entretenir avec cette âme. Ils ne la voient pas, mais ils la savent présente, et l'éternelle séparation de la mort n'existe pas pour eux. »

Ruines de Tyr (Liban)
Ce voyage l’a marqué par la nouveauté et la beauté des paysages vus, mais aussi par la grandeur des vestiges visités et l’étrangeté des mœurs observées. Il a profité aussi d’une solide culture de lettres classiques. À l’approche de la ville de Tyr au Liban, le vol des aigles qui planent dans les airs lui rappellent des passages de Chateaubriand dans son livre Itinéraire de Paris à Jérusalem, et aussi la deuxième complainte sur la chute de Tyr du prophète Ezéchiel dans la bible. Quand il longe la côte du Liban, son carnet de route passé à la postérité s’est arrêté, mais à la place le poète a laissé 213 vers en octosyllabes dans son poème intitulé Les aigles de Tyr (1). Fruit autant de ses souvenirs que de son imagination et de son érudition, le souffle de l’épopée remplace à notre intention les notes d’un soir.  


L’inauguration du canal de Suez


Nous savions que le voyage s’était poursuivi en Palestine et en Egypte, mais nous n’avions aucun écrit qui en ait gardé la trace. Jusqu’à ce que, grâce à un échange avec un internaute, nous ayons trouvé un écho tout à fait passionnant sur la poursuite du périple au Caire, sur le canal de Suez et jusqu’en Haute-Égypte, à Assouan. Cet internaute voulait des informations sur Marcel de Brayer et ses compagnons de voyage, en novembre et décembre 1869 en Egypte. Internet l’a conduit au livre que j’ai édité en juin 2013 : Découverte d’un poète vendéen, Marcel de Brayer, et sur ce site. En échange j’ai découvert un livre écrit par un participant au même voyage que nos gouledoisiens d’adoption : Journal de voyage en Egypte, inauguration du canal de Suez, par Roberto Morra di Lavriano (2).

Ce dernier les a rencontrés, sans l’ami Jacquemet apparemment, parmi les invités, semble-t-il, d’Ismaïl Pacha, vice-roi d’Égypte pour l’inauguration du canal de Suez. Morra di Lavriano était un aristocrate et militaire italien, qui venait d’entrer dans le corps diplomatique. Après l’unité de son pays, le comte Morra di Lavriano deviendra homme politique et terminera sa vie comme ambassadeur. Il avait été invité personnellement par le Khédive (autre titre du vice-roi). On ne sait pas pourquoi, de même pour Marcel de Brayer et ses deux compagnons de voyage.

On a repéré que le jeune vicomte de Brayer rencontre régulièrement des personnalités dans les pays auparavant visités. Ainsi est-il reçu à dîner par le consul de France le soir de son arrivée à Corfou. Dans son journal il note brièvement, de manière énigmatique pour nous : « Le consul français dit quelques paroles qui ne nous conviennent pas. Jacquemet se charge de lui apprendre qui nous sommes ». Une affaire d’opinion politique peut-être. Puis il rencontre le consul général de Turquie qui les invite à prendre le thé. Quelques jours après, le 15 septembre, on lit : « à cause du départ reporté, visite chez le ministre grec dans sa maison. Victor fait des croquis du jardin et de sa femme. Le soir, dîné avec le consul d’Angleterre et celui de France ». À Damas ils sont conviés à passer la soirée chez le consul de France. Pour l’inauguration du canal de Suez, il est vrai qu’Ismaïl Pacha avait invité beaucoup de monde, entre 1 500 et 3 500 personnages selon les sources, des plus prestigieux (l'impératrice Eugénie, François Joseph etc…) au plus humble d'entre eux  (3).

Riou : Tribune des souverains à 
Port-Saïd pour l’inauguration
(compagnie de Suez)
L’inauguration eu lieu du 17 au 20 novembre 1869. Les festivités grandioses furent à la hauteur de l’évènement. Rappelons qu’en reliant la Méditerranée à la Mer Rouge, les 160 kms du canal, sans écluse, conféraient à l’isthme traversé une importance considérable, au grand dam de l’Angleterre, alors maîtresse du commerce maritime contournant l’Afrique par le cap de Bonne Espérance pour joindre l’Asie. Avec la réticence aussi de l’empire ottoman, dont l’Egypte était une de ses possessions. Le français Ferdinand de Lesseps avait constitué la compagnie universelle du canal maritime de Suez. Il dû se battre sur trois fronts, le front politique pour neutraliser l’opposition initiale de l’Angleterre et des Ottomans, le front économique pour réunir les capitaux nécessaires au financement de l’entreprise, et le front technique pour trouver des solutions aux nombreux problèmes qui se posaient pour réaliser le canal. Avec l’appui du Khédive, de la chance au plan diplomatique, et une volonté remarquable, Ferdinand de Lesseps mena son entreprise avec succès, après 10 années de travaux sur place.

Grâce au comte Morra di Lavriano on connaît le voyage que firent nos gouledoisiens sur le Nil. Avant cela nous demeurons sans indication. On serait surpris néanmoins, qu’ils n’aient pas assistés aux cérémonies de l’inauguration qui le précédèrent. Elles débutèrent officiellement le 16 novembre 1869 à Port Saïd, le port d’entrée du canal par la Méditerranée. À 15 heures l’évêque d’Alexandrie et le grand mufti turc « appelèrent sur la grande œuvre la bénédiction du dieu de tous », comme l’écrit notre diplomate italien, Morra di Lavriano. Les invités se retrouvèrent le soir au repas offert par le Khédive. Auprès de ce dernier, toutes les nations européennes étaient représentées : l’empereur d’Autriche, l’impératrice française Eugénie, les princes de Prusse, de Hesse, des Pays-Bas, en personne, etc. Ils étaient venus sur leurs yachts, qui formaient à l’entrée du port une escouade d’une soixantaine de bateaux. 

Le lendemain mercredi 17 novembre ils pénétrèrent sur le canal en direction de la Mer Rouge, premier jour de l’inauguration. D’abord il y avait l’Aigle, le yacht où se trouvait l’impératrice des Français. Suivait celui de l’empereur d’Autriche. C’est lui qui avait décidé de lui laisser la première place, par galanterie proclama-t-il, ôtant ainsi un souci aux diplomates. De plus il y avait une certaine justice à laisser la place d’honneur à la représentante de la nation, dont les ingénieurs et les ouvriers avaient participé de manière prépondérante à la réalisation d’une œuvre aussi grandiose. On fit halte à mi-chemin dans la ville nouvelle d’Ismaïlia, où avait été dressé un immense campement arabe. Les bateaux arrivèrent un peu après la prière de 17 heures des musulmans. Le spectacle de tous ces « arabes qui, après avoir étendu sous leurs pieds un léger tapis, se prosternaient à terre trois à cinq fois de suite, levant les bras au ciel, le front tourné vers les vents australs », transportait nos voyageurs dans un monde inconnu (4).

La foule des invités parcourut longuement le campement arabe, à la recherche de la tente où ils passeraient la nuit. Après le repas du soir ils assistèrent aux fêtes organisées par les chefs arabes jusque tard dans la nuit : musiques, danses des derviches et des almées.
La journée du 18 novembre ne fut que célébration ininterrompue du grand évènement de la veille : courses de chevaux et banquet au palais du vice-roi, bal, feu d’artifice.
Le 19 novembre, les bateaux des invités quittèrent Ismaïlia en milieu de journée, poursuivant l’inauguration du canal vers le port de Suez, entrée de la Mer Rouge. On passa la nuit dans les cabines des yachts et l’arrivée eut lieu le lendemain samedi 20 novembre. Beaucoup d’invités, tel l’empereur d’Autriche, prirent le train du retour le 21 novembre vers le Caire.

Le début des croisières sur le Nil


Il est probable que Marcel de Brayer, Amaury-Duval et Victor Cesson arrivèrent par bateau à Alexandrie, venant de Palestine. Nous savons qu’ils embarquèrent sur le Nil le 25 novembre, après l’inauguration du canal, et qu’au retour ils ne restèrent que trois jours au Caire et à Alexandrie, avant de prendre le bateau qui les ramena en Europe. Leur présence à l’inauguration est probable, et, même avant, durent-ils prendre le temps de visiter le Caire. On ne les imagine pas, avant l’inauguration, ne pas visiter au moins sa citadelle, la mosquée de Méhémet-Ali et le musée égyptien de Boulaq créé par Mariette. A proximité, la visite des pyramides de Gyseh et de Saqquarah, du sphinx, de la cité antique de Memphis, s’imposait, parmi les trésors qu’avaient détaillés le même Mariette, l’auteur de l’Itinéraire des invités aux fêtes d’inauguration du canal de Suez.

Le comte Morra di Lavriano fit leur connaissance le jour du départ de la croisière le jeudi 25 novembre 1869, à bord du Saïdea. Le bateau leva l’encre au Caire à 14 h 30, avec une vingtaine de passagers, des Italiens, des Allemands, un Suédois et huit Français. C’était un bateau à vapeur de la compagnie de navigation de l’Azizié, qui avait établi un itinéraire et un emploi du temps manquant de précisions. Pour la croisière, elle avait désigné le cuisinier comme faisant fonction de drogman. C’était le nom donné au guide chargé de signaler les choses à voir, et négocier sur place les dépenses nécessaires aux excursions. Il remplit ses deux emplois médiocrement au dire de notre mémorialiste. Des dissensions partagèrent le groupe des voyageurs entre ceux qui voulaient prolonger le voyage, prendre leur temps, et ceux qui voulaient s’en tenir au planning prévu. Marcel de Brayer se rangea parmi ces derniers, avec le comte Morra di Lavriano.

Un médecin se trouvait parmi le personnel de bord, qui arrondit les angles. Il s’appelait Hassan Mahmoud Effendi, avait étudié en France, et sa présence est révélatrice des risques que pouvaient rencontrer les voyageurs. Le mois de novembre fait partie de cette saison hivernale, au climat sec et un peu chaud, très sain et clément sous de telles latitudes. Mais on imagine aisément les risques de santé encourus en 1869, quand on se rappelle les quelques précautions qu’il faut prendre à notre époque pour le même voyage. On voyageait seulement le jour, et les approvisionnements en charbon et en eau ont parfois décidé de la liste des arrêts.

Sur le Nil
Le parcours donne le temps d’apprécier un paysage grandiose et splendide. C’est le désert du Sahara traversé par un large fleuve. On a la pureté et la lumière du ciel, baignant une immensité de sable jusqu’à l’horizon. Et on a le bleu du fleuve et les couleurs de ses berges, avec leurs palmiers, leurs sycomores et leurs acacias, leurs cultures de blé, d’avoine, de riz, de coton et de canne à sucre. Tout surprend et tout émerveille. La vie des hommes habillés de blanc, de bleu ou de brun, avec leurs chèches ou leurs tarbouches sur la tête, n’était plus une nouveauté pour Amaury-Duval et ses deux jeunes accompagnateurs. Depuis deux mois, ils les rencontraient. Mais sur les bords du Nil, ils les voyaient vivre dans une nature ordonnée par leur travail et les crues du fleuve, avec les chameaux, les buffles et les ânes qu’on rencontrait de toutes parts. Et, dimension impressionnante, ils savaient qu’il en était ainsi depuis des millénaires, ce qu’on ne saurait pas dire à Linières malgré les quelques siècles de parchemins qu’on y pouvait encore trouver.

Les voyageurs disposaient de cabines pour deux personnes. Mais Marcel de Brayer avait pu retenir une cabine pour lui et ses deux compagnons. Les voyageurs se rassemblaient pour le déjeuner à 11 h et pour le dîner à 18 h. À 8 h et 21 h, ils se retrouvaient pour une tasse de thé ou de café. « À table nous nous trouvâmes, nous les Italiens, installés en chœur à la poupe, pendant que le centre était occupé par la Grande Nation ». Cette phrase du mémorialiste emploi cette dernière expression pour désigner les Français, avec sa pointe d’ironie, étant mise entre parenthèses. Ainsi va la réputation de ces derniers, aussi en 1869. À cette époque la France n’était plus la première pour l’économie et l’armée, et l’était à éclipses dans ses leçons de politique. Mais elle le restait incontestablement toujours pour sa culture. Plus tard, c’est pour la Grande Bretagne que certains employèrent l’expression (5).


Le circuit de la remontée du Nil


Le premier jour entier de navigation se passa sur le pont à regarder défiler sur la rive orientale surtout les collines, les villages et les cultures. Cesson dessinait, ce qu’on n’imagine pas de la part d’Amaury-Duval, pourtant peintre de profession lui aussi. Mais par goût il a délaissé les paysages, ne s’intéressant qu’aux portraits. S’il eut envie de dessiner le portrait de certains habitants du pays, l’interdit de l’islam sur la représentation des êtres animés dut le freiner.

Même emploi du temps le 27 novembre, jusqu’à Minieh, situé au centre du pays. Pour se rendre en Haute-Égypte où se trouvent beaucoup des trésors antiques laissés par les pharaons, on ne prenait pas l’avion comme aujourd’hui. Encore le bateau à vapeur de nos voyageurs représentait un progrès considérable. C’est aussi lui qui va donner un rapide succès au canal de Suez, sans quoi la navigation eut été plus aléatoire avec seulement les voiles.   

Vestiges à Beni-Hassan
Le dimanche 28 novembre, le bateau repartit à 5 h 30 du matin, avec une excursion de quelques heures à Béni-Hassan, petit village situé à 18 kms du point de départ. On visita des grottes, se déplaçant à dos d’âne, seul moyen de locomotion qui attendait les touristes à chaque escale. Le lendemain 29 novembre on visita la ville d’Assiout. On avait déjà parcouru 320 kms, soit un tiers du trajet.

On retarda le départ de cette importante ville à cause d’une partie de chasse à laquelle s’adonnèrent quelques voyageurs. C’était interdit par le règlement, mais le rapport de la société égyptienne à la loi de l’État, comme celui des sociétés méditerranéennes de manière générale, est connu pour sa grande souplesse, déjà en 1869. Les oiseaux visés n’eurent pas à en souffrir parait-il, et seulement deux ibis furent capturés. Gageons que s’il en eut la possibilité, Amaury-Duval dut être de la partie. On lit en effet dans le carnet de voyage de Marcel de Brayer à la date du 4 octobre qu’ils ont gravit le mont Liban : « un cheik maronite, dans un costume charmant et monté sur un beau cheval noir, nous accompagne pour partie… Amaury, Victor et le drogman chassent les perdrix… »

Les deux jours suivants, 30 novembre et 1e décembre, furent consacrés à la navigation. Au soir du 30 novembre, les voyageurs assistèrent à une fête typique du pays, avec la danse d’almées, joli spectacle des danseuses avec leurs allures lascives. On aimerait connaître les impressions de nos voyageurs de Saint-André-Goule-d’Oie. Nous n’avons que celles du mémorialiste italien : « elle n’était pas absolument belle, mais ses formes gracieuses et surtout, à chacun de ses pas et de ses poses, l’expression de ses yeux largement ombrés de henné, formaient un tout que pour notre part nous aurions bien du mal à oublier ». Le jeune diplomate en eut les sens tout retournés !    

Le jeudi 2 décembre, cela faisait une semaine que le voyage avait commencé. Quelle résonance avait cette date en 1869 ? En 1805, le 2 décembre fut le triomphe d’Austerlitz de Napoléons Ier, et en 1851 Napoléon III fit son coup d’État. Marcel de Brayer honorait le premier anniversaire et détestait le second. Amaury-Duval partageait peut-être la même opinion, mais avec beaucoup de pondération, n’en doutons pas. Pas seulement à cause de l’expérience, qui pousse à relativiser ses jugements, mais par tempérament. Il trouvait la politique de peu d’intérêt, et ses passions l’attachaient avant tout aux arts.

Temple d’Hathor à Dendérah
Bonaparte avait découvert lui aussi les ruines de Dendérah, que visitèrent ce jour-là nos voyageurs. C’était enfin leur entrée en Haute-Égypte et dans le monde de l’antiquité égyptienne, des pharaons et des Ptolémées : une cité antique dont il restait des temples à moitié enfouis, mais que l’égyptologue français Mariette avait fait dégager. Les visiteurs purent notamment admirer les peintures encore visibles, et le spécialiste qu’était Amaury-Duval en ce domaine, s’y est certainement intéressé de près, avec ses compagnons. S’il en était besoin, les visites des temples des pharaons, ont certainement renforcé le choix de Marcel de Brayer et de son grand-oncle dans les décorations murales à l’intérieur du futur château de Linières. Ils durent ressentir eux aussi l’impression suscitée par les coloris sur la pierre des murs et des colonnes dans une architecture aussi grandiose. Encore n’avaient-ils pas encore vu les extraordinaires décorations à l’intérieur des tombeaux.

Les vestiges de la Haute-Égypte


Vendredi 3 décembre : le bateau arriva à Louqsor vers midi. Déjà avant d’accoster, ils avaient pu admirer, vu du fleuve, l’étendue de la plaine à cet endroit, et sur la rive droite le temple de Karnac, l’obélisque et les colonnades, et le temple de Ramsès II. On leur indiqua aussi les collines où se trouvent les tombeaux des rois, des reines et des grands personnages. Ils les visitèrent dès le lendemain samedi 4 décembre.

Pour s’y rendre, les ânes les emmenèrent dans cette gorge désolée au milieu des collines, qui rappela certains paysages de la Syrie et de la Palestine à nos visiteurs. Comment deviner que dans ces montagnes avaient été creusées les tombes des pharaons ? Tout était fait pour les cacher, leur entrée avait été murée, des labyrinthes à l’intérieur, et des entrées secrètes, devaient assurer un repos éternel à la momie. Leurs tombeaux sont des grottes grandioses avec leurs salles et leurs couloirs, où les dessins et les hiéroglyphes racontent sur les murs la vie et la mort du personnage inhumé. Après plus de 4 000 ans, leurs couleurs vives sont d’une fraîcheur étonnante et d’une netteté émouvante.

Au temple de Karnac
Le dimanche 5 décembre le comte Morra di Lavriano retourna sur la rive droite qu’il avait commencé de visiter l’avant-veille dans l’après-midi. Il était accompagné du vicomte de Brayer, d’Amaury-Duval et de Cesson. Ils parcoururent les ruines des divers temples, les portails, les obélisques, les statues, et surtout les colonnes aux dimensions grandioses du temple de Karnac. C’était une des plus impressionnantes ruines existant au monde, décorées de dessins gravés, dont certains d’une facture raffinée. Eux-aussi furent assaillis par des escouades de jeunes garçons et de fellahs adultes voulant leur vendre scarabées, idoles, médailles antiques, fragments de momies humaines et de chats.

Le lundi 6 décembre, le bateau quitta Louqsor vers 10 h30 pour faire escale un peu plus loin à Esna à 16 h. Sur une distance de 235 kms, l’itinéraire vers Assouan comportait désormais plusieurs sites valant le détour. Du grand temple d’Esna n’était visible que son portique, et encore fallait-il pour y accéder passer à l’intérieur de maisons particulières. Il n’avait été découvert que depuis 25 années.

Le 7 décembre on fit escale à Edfou vers 10 h 30. Le temple était intact, complètement dégagé sous les ordres de Mariette. Œuvre des Ptolémées, il possède un immense pylône avec deux très hautes tours sur ses flancs, mais les peintures ont disparu et très peu de sculptures sont intactes.

Le 8 décembre on visita dans la matinée le temple de Kom-Ombos. Dans l’après-midi, le bateau poursuivi sa navigation vers Assouan, les voyageurs admirant les berges avec leurs nombreux bosquets de palmiers et de sycomores. « Tout d’un coup, notre bon artiste, M. Cesson, après de longues observations à la lorgnette auxquelles je n’avais pas prêté attention, se met à tonitruer : « Mais c’est lui, en voilà un ! ». C’était un crocodile, et de courir aux carabines. Nous sommes bien en 1869 ! L’animal s’esquiva dans l’eau avec son compagnon.

À 16 h 15, autre spectacle : au loin sur le fleuve, en direction du sud, ils commencèrent à distinguer des arbres, des minarets et des pigeonniers : Thèbes, ainsi appelait-on alors la ville d’Assouan. En approchant encore, ils purent situer l’île Éléphantine qui sépare les eaux du fleuve en deux. C’était le terme du voyage, au niveau du tropique du cancer. Un été tempéré en plein mois de décembre, une lumière limpide sur les eaux bleues du Nil, parcouru des felouques de pêcheurs, tel fut le cadre extraordinaire offert à nos touristes.

Île de Philae
Le lendemain 9 décembre ils visitèrent l’île de Philae, la vraie, pas celle que visitent de nos jours les touristes. La montée des eaux due au nouveau barrage d’Assouan, a envahi la plus grande partie de l’île qu’on visitait en 1869. Une partie de ses monuments ont été démontés et reconstruits à l’identique dans les années 1970 sur une île voisine. Nos visiteurs virent les berges fortifiées de l’île avec d’épais blocs de pierre, et les nombreux monuments de toutes les époques, notamment le temple d’Isis et le kiosque de Trajan. « Philae, perle splendide, mérite bien de rester le joyau de la couronne de merveilles que porte l’Égypte », selon Morra di Lavriano.

De retour à Assouan sur un dahabieh, bateau plus grand que les felouques, les visiteurs virent des garçons se jeter à l’eau, portant leur peu de vêtements enroulés sur leur tête, pour venir leur quémander de l’argent. Voilà bien une tradition d’Assouan née avec le tourisme.

Vendredi 10 décembre : on visita dans la matinée l’île Éléphantine et la carrière de granit, où déjà on emmenait les voyageurs admirer de près un monolithe à moitié achevé, aux dimensions imposantes, creusé dans la pierre déjà de chaque côté, et destiné à devenir un obélisque.


Le retour


À 14 h 45 le voyage de retour commençait : 1040 kms séparait Assouan du Caire. Sans rien à visiter, seulement arrêtés par les besoins d’approvisionnement du bateau et la nuit, le périple dura 4,5 jours.

La première demi-journée fut l’occasion d’une curieuse chasse au rat. On le découvrit logé dans la cabine du vicomte de Brayer et de ses amis, et il fut pourchassé une bonne partie de la nuit. On imagine la nuit de nos trois artistes à la sensibilité à fleur de peau !

Le mardi 14 décembre à 19 h 15 le bateau jetait l’encre devant Boulaq, port fluvial du Caire. Nos gouledoisiens avaient sûrement réservé un hôtel confortable dans la ville. Ils durent y faire un bon repas après trois semaines d’une nourriture « indigne » pour tous ces rentiers qui venaient d’achever leur croisière. Commençait alors cette longue période de souvenirs inoubliables qui dura jusqu’à la fin de leur vie. Ils furent probablement au menu de la conversation, avec les dessins ramenés par Victor.

Quel destin était le sien ! Fils d’un pauvre maçon de l’Aisne, il fut remarqué par un compatriote pour ses dons en dessin. Le conseil général du département de l’Aisne vota une bourse pour sa formation à Paris pendant plusieurs années. Son compatriote était le gardien de l’atelier d’Amaury-Duval, auprès de qui il vanta les dons du jeune garçon. Le peintre lui fit suivre l'enseignement de Picot à l'École des Beaux‑Arts et, constatant ses rapides progrès, lui confia divers travaux, comme des mises au carreau, des reports ou des agrandissements. Il participa aux fresques de Saint‑Germain‑en‑Laye (6). Il devint indispensable à son maître, aux côtés duquel il restera jusqu'à la mort de ce dernier, y compris pour les fresques de Linières. Il est l’auteur probable des peintures sur les murs d’un café dans le bourg de Saint-André-Goule-d’Oie. Voir à ce sujet notre article publié sur ce site en juillet 2010 : Du nouveau sur le mystère des peintures du café Trotin.

Certains de ses héritiers regrettèrent qu’il se soit ainsi attaché à Amaury-Duval, oubliant de voler de ses propres ailes et de construire une carrière prometteuse d’artiste indépendant. Il participa néanmoins à quelques salons (1864), et réalisa des travaux pour son compte, mais il est vrai qu’il est surtout resté dans l’ombre de son maître et à son service.

Attablé dans un des meilleurs restaurants du Caire, n’en doutons pas, en cette soirée du 14 décembre 1869, sa présence manifestait l’amitié qui s’était nouée entre lui et le vicomte de Brayer. De plus, son maître dans l’art de la peinture, devenu son employeur, lui apportait la sécurité. Amaury-Duval s’était lancé tout jeune dans une carrière d’artiste, mais sa famille aurait pu lui servir de filet de sécurité en cas de « vache maigre ». Lui n’en avait pas, et il avait fait son choix.

Comte Morra di Lavriano
Les deux peintres et le poète passèrent les journées des 15 et 16 décembre au Caire ou à proximité, croisant le comte Morra di Lavriano. Celui-ci raconte que pour remercier le bon docteur Hassan, l’idée vint de se cotiser pour lui offrir un « nègre », « compte tenu du fait que le bakchich vaut en ce pays pour n’importe quelle classe de gens ». Le détail est affreux, mais tel était l’état d’esprit en 1869. Ainsi apprend-on que le commerce des « nègres » se pratiquait ouvertement, et le mémorialiste précise même que Marcel de Brayer a voulu un moment en acheter un. Est-ce vrai ? Il faut rappeler que l’esclavage avait été interdit en France en 1848, et en Angleterre en 1833. Déjà en 1807, les Anglais avait interdit la traite des noirs dans leur empire. Enraciné depuis plus longtemps chez les Arabes, l’esclavage y perdura plus longtemps aussi.

Le vendredi 17 décembre nos voyageurs arrivèrent à Alexandrie, et ils s’installèrent dans le bateau vers l’Europe le soir du 18 décembre. Ils quittèrent l’Égypte au matin du dimanche 19 décembre. La première journée de navigation se fit sur une mer houleuse, les deux journées suivantes furent un peu meilleures. Ils débarquèrent en Italie, à Brindisi vers 23 h. On perd ensuite la trace de nos gouledoisiens, mais nul doute que leur arrivée à Paris ne tarda pas.

Quand retournèrent-ils en Vendée ? La documentation manque pour répondre précisément. Elle nous signale qu’en septembre 1870, Marcel de Brayer et son oncle se trouvaient déjà à Saint-André-Goule-d’Oie. On sait qu’à cette époque ils avaient repoussé la date de la pose de la première pierre du nouveau château de Linières. On sait aussi que Marcel de Brayer avait été élu maire de Saint-André au mois de juillet 1870. La préparation de ces élections ne s’est pas faite en dehors de sa présence, car on est venu le chercher. C’est au printemps ou à l’été 1871 que la première pierre du château fut posée « en grande pompe », selon l’ami Cesson. La guerre de 1870, commencée en juillet, vint perturber fortement le projet. Elle bloquera Marcel de Brayer et son oncle à St André Goule d’Oie pendant 8 mois. Nous avons publié sur ce site en janvier et février 2011: Journal du maire de Saint-André-Goule-d’Oie en janvier 1871. 


(1) Emmanuel François, Découverte d’un poète vendéen : Marcel de Brayer, édition Lulu.com, 2013, page 137.
(2) Première édition française 1997 par la librairie Gründ à Paris, traduit de l’italien par Nicole Sels.
(3) Information donnée par Gilbert Beaugé le 4 mars 2016, chercheur du CNRS/EHESS Marseille Vieille Charité. 
(4) Roberto Morra di Lavriano, Journal de voyage en Égypte, inauguration du canal de Suez », Gründ, 1997, page 119.
(5) Henri de Monfreid, Le radeau de la Méduse, Grasset, 1974, page 87.
(6) Véronique Noël-Bouton-Rollet, Amaury-Duval (1808-1885). L'Homme et l'œuvre,  thèse de doctorat en Sorbonne Paris IV (2005-2006).

Emmanuel François, tous droits réservés
juin 2017



samedi 13 mai 2017

La vente des biens des émigrés à Saint-André-Goule-d’Oie

À Saint-André-Goule-d’Oie, les ventes des biens d’Église avaient commencé en 1791, mais rencontrant l’hostilité des habitants. L’église et le presbytère n’étaient pas vendus, quand explosa la révolte de mars 1793. Ils le furent en juillet 1796, après l’arrêt des combats. Voir à ce sujet notre article publié sur ce site en avril 2017 : La vente des biens du clergé à Saint-André-Goule-d’Oie. S’agissant des biens des nobles, on commença leur vente un mois plus tard, en août 1796.

C’est en mars 1792 que les révolutionnaires avaient commencé à confisquer leurs biens aux nobles émigrés. Ceux-ci avaient quitté le territoire français pour prendre les armes contre les autorités. C’était une mesure de rétorsion, accompagnée de la peine de mort et de la faculté pour le conjoint d’obtenir très facilement le divorce. Quelques mois plus tard on décida de mettre ces biens en vente pour renflouer les caisses de l’État. Mais dans le district de Montaigu, on attendit la fin des combats pour procéder aux ventes des biens d’émigrés.

À Saint-André, il nous faut examiner le cas des six nobles possédant des domaines dans la commune : Agnan Fortin (ex seigneur de Saint-Fulgent, habitant à Nantes), Charles de Lespinay (ex seigneur de Linières sur la commune voisine de Chauché), René Thomas de Montaudouin (ex seigneur de la Rabatelière habitant à Nantes), Charles César de Royrand (ex seigneur de la Burnière sur la commune voisine de Chavagnes-en-Paillers), Louis Gabriel de Lespinay (ex seigneur de la Vrignonnière sur la commune voisine des Essarts), et Jean Aimé de Vaugiraud (de famille noble, ne possédant que des biens roturiers et habitant le bourg de Saint-André). La petite seigneurie de la Boutarlière avait été achetée en 1770 par un bourgeois de Mortagne, et ne fut pas confisquée comme bien national.

Ces ventes des biens des émigrés ont concerné à Saint-André environ 280 hectares, soit près de 14 % de la surface de la commune. Il est proche, si on ajoute la vente des biens d’Église, de la moyenne d’environ 16 % des terres qui changèrent de mains de cette manière dans le Bocage vendéen de la région de Montaigu lors de la Révolution (1).

Examinons le cas de chaque noble.

Charles Augustin de Lespinay


Conciergerie du château de Linières, 
construite vers 1880
Il était capitaine au 18e régiment de cavalerie, (ex régiment de Berry cavalerie), âgé de 38 ans au début de l’année 1791, et possédait le domaine de Linières où vivaient sa jeune épouse et sa petite fille.

Le 25 avril 1791, il affermait les métairies du bourg de Saint-André et des Bouligneaux (Saint-Martin-des-Noyers) à Louis Marie Allain (prieur de la paroisse) et Jean Herbreteau (métayer à Linières) par moitié entre eux. Il représentait le propriétaire : Charles Antoine de La Laurencie de Chadurie (2). Ce dernier agissait au nom de son épouse Marie Geneviève de Brillac de Nouzière, héritière de sa mère Marie Bénigne Chitton, elle-même fille de l’ancien seigneur de Languiller (Chauché). Le bail était de 9 ans, commençant à compter du 23 avril 1792, moyennant 800 livres par an pour les deux métairies.  

Le mois d’après, en mai 1791, Charles de Lespinay prit des dispositions pour se faire rembourser la finance de sa compagnie au régiment de Berry où il était capitaine (3). En 1776 le roi avait supprimé les achats d’emploi d’officiers, mais en pratique il en restait encore en 1789. Et l’Assemblée nationale avait décidé l’abolition de la vénalité des emplois dans l’armée par son décret du 28 février 1790. On ne sait pas s’il obtint le remboursement de son office, mais le 10 juin 1791, Charles de Lespinay acheta les deux métairies du bourg de Saint-André et des Bouligneaux à Charles Antoine de La Laurencie de Chadurie pour la somme de 19 000 livres (4). On devine que le bail du 25 avril précédent n’était qu’un acte d’attente, pour lequel Charles de Lespinay avait demandé de tenir officiellement le rôle de preneurs au bail, à deux personnes de confiance : son métayer de Linières et le prieur de la paroisse. En 1768, le fermier avait été François Bordron, qui, lui aussi, sous-affermait ensuite aux métayers exploitants ces deux métairies (5). L’acquéreur et le vendeur se connaissaient car la métairie du bourg payait ses redevances seigneuriales à la Boutarlière, celle-ci en rendant hommage au seigneur de Linières. Les Chitton de Languiller avaient acquis la métairie du bourg du seigneur de la Boutarlière, mais ce dernier semble avoir conservé des redevances sur le bourg de Saint-André-Goule-d’Oie, sinon toutes.

Charles Antoine de La Laurancie (1742-1820), ex seigneur de Chadurie, enseigne des vaisseaux du roi, émigra en septembre 1971, vécu en Hollande, Westphalie et Angleterre, et fut amnistié le 8 avril 1803 lors de son retour en France (6). Quant à Charles de Lespinay, il rejoignit l’émigration à la fin de l’année 1791, après le baptême de sa deuxième et dernière fille le 3 octobre 1791. Outre la métairie du bourg, il possédait à Saint-André la grande métairie des Noues, les deux totalisaient environ 85 hectares. Ses douze autres métairies étaient situées à Saint-Martin-des-Noyers, les Essarts, Chauché et Saint-Fulgent. Avant de partir, il laissa à son épouse une réserve de 100 000 F et des revenus annuels de 18 à 20 000 F (7).

Charles de Lespinay servit dans l’armée des princes, comme chef de section à la 2e compagnie à cheval des gentilshommes du Poitou. Il fut inscrit à Fontenay-le-Comte sur la liste des émigrés, le 4 octobre 1793, et son domaine avait été saisi après avoir été mis sous séquestre en juin 1792, privant son épouse des revenus des 14 métairies (8). Voulant mettre ses biens propres à l’abri et n’être pas impliquée dans le séquestre des biens de son mari, Mme de Lespinay fit acte de renonciation à la communauté de biens avec son mari, née de leur contrat de mariage, dans les derniers mois de 1792 devant l’administration du district de Montaigu, qu’elle renouvela devant le directoire du département de la Vendée en juin 1795 (9).

Quand Charles de Lespinay réapparut à Paris en 1797, Linières avait été racheté d’un seul tenant par son épouse l’année d’avant, le 1e août 1796, aidée en final par son amant, un jeune bourgeois de Saint-Fulgent appartenant au camp des républicains, Joseph Guyet. Les retrouvailles des époux se conclurent par un divorce pour cause officielle d’émigration, et la revente de Linières en novembre 1800 au futur mari de l’ex vicomtesse de Lespinay, son amant avec qui elle avait eu un enfant. Voir sur cette histoire notre article publié sur ce site en janvier 2010 : Le divorce de Lespinay/du Vigier en 1800.

Au-delà des péripéties amoureuses, politiques et financières de cette histoire, il y a bien eu confiscation d’un bien noble et appropriation par un bourgeois républicain, suivant ce qu’on constate souvent dans la région. Ce changement eut une double portée, que préfigurent sans le faire exprès les jeunes amants de Linières. D’un côté, il fixa pour longtemps les acquéreurs des biens nationaux du côté des partisans de la Révolution. Il s’en suivit que les fractures politiques, nées de et dans ces ventes, se transmirent avec les héritages pendant des générations. On l’observe à Linières tout au long du 19e siècle. Et d’un autre côté, les gros propriétaires terriens, dépouillés désormais des droits féodaux, et disposant d’un droit renforcé de la propriété individuelle grâce à la Révolution, constituèrent un groupe social homogène d’intérêts au-delà de leurs opinions politiques, et longtemps prépondérant dans la société rurale.

Linières en 2017
Ce qui s’est passé à Linières est aussi révélateur du brassage de milieux sociaux différents, parfois rencontré dans la nouvelle société du Directoire. Les ancêtres de l’ex vicomtesse avait fait les croisades. Deux fois elle a échappé comme par miracle aux massacres des révolutionnaires pendant la guerre de Vendée. De son côté, le grand-père de Joseph Guyet avait été marchand, aubergiste et maître de poste à Saint-Fulgent à l’enseigne du Chêne Vert. Son père, favorable à la Révolution, avait été tué par les royalistes au début de la guerre de Vendée. Leur fils unique sera député de la circonscription des Herbiers, et proche du roi Louis Philippe au temps de la monarchie de Juillet.

Autre constatation, c’est l’ensemble du domaine qui changea de mains, sans ventes par métairies.

Sur Saint-André, la surface concernée était de l’ordre de 85 hectares, mais au total le domaine en contenait dix fois plus. Le prix de vente en 1796 pour ce total, de 185 560 F, paraît scandaleusement faible, comparé au prix, par exemple, de la métairie de la Roche Mauvin de 150 000 F, deux ans après, d’une surface de 38 ha. Quoique l’hyper inflation des prix de cette époque brouille fortement les comparaisons. L’incidence de l’incendie des bâtiments était plus forte à la Roche Mauvin néanmoins.

En comparant la liste des fermiers des métairies en 1793, hors celles des Essarts et Saint-Martin-des-Noyers, non documentées en 1793, avec celles au moment du rachat en 1796, on observe quelques changements. Jean Herbreteau a été remplacé à la métairie de Linières par André Chatry, et lui-même a remplacé son frère Mathurin Herbreteau à la Morelière (tué en 1794 par les bleus). À la Mauvelonnière Pierre Loizeau a remplacé Pierre Godard. Dans les métairies de Saint-Fulgent les Monnereau sont toujours fermiers à la Fontaine et les Chauvet à la Grande Roussière. En revanche Mathurin Godard a remplacé Simon Chacun à la Morinière, et Pierre Aunereau a remplacé Jean You à la Chevautonnière (10).

Cette vente s’est faite sous le régime de la loi du 28 ventôse an 4 (18 mars 1796). En créant les mandats territoriaux pour remplacer les assignats, cette loi autorisait tout porteur de mandats à se faire remettre sans enchères, le bien national qu’il désignerait, pour un prix variant entre 18 fois (bâtiments) et 22 fois (terres) son revenu de l’année 1790. La somme était payable moitié dans les dix jours, moitié dans les trois mois, en utilisant les mandats territoriaux. Le prix devait faire l’objet d’une estimation préalable et contradictoire du bien à vendre. Nous ne saurons jamais si Étienne Martineau, président de la municipalité cantonale de Saint-Fulgent, et beau-frère de Joseph Guyet, amant de Mme de Lespinay, a eu de l’influence dans l’estimation amiable du prix du domaine de Linières. Mais les autorités départementales suivaient l’affaire comme en témoigne une lettre du 30 messidor an 4 de Merlet, commissaire du canton de Saint-Fulgent, au commissaire du département.

Les mandats territoriaux avaient remplacé les assignats depuis le mois de mars 1796, mais ils avaient déjà perdu 80 % de leurs valeurs nominales un mois plus tard. Encore fallait-il en avoir ! Mme de Lespinay s’associa alors à M. Dubois-Violette qui lui fournit le papier monnaie, moyennant une association à 50/50 dans le rachat (11). Il appartenait à une famille de gros commerçants nantais. Mais il voulut se retirer de l’affaire quand, peu de temps après l’achat du 1e août, une nouvelle loi exigeait que le quart de l’achat soit payé en numéraire métallique, pièces ou lingots. Sa valeur ne connaissait pas la dégringolade du papier monnaie et il se faisait très rare. Ses possesseurs le cachaient ou ne s’en servaient qu’à bon escient. C’est alors qu’entre en scène le jeune amant, Joseph Guyet. Il désintéresse M. Dubois-Violette et paye le quart en numéraire exigé par la nouvelle loi (11).

Militant d’une cause perdue pour laquelle il avait risqué sa vie, abandonné par sa femme, privé de sa fille et ruiné, Charles de Lespinay se fit engager à son retour d’émigration dans la Manche à Saint-Lô, pour y diriger une remonte de chevaux de l’armée (12). Il y est décédé le 23 février 1807, à l’âge de 54 ans. Et c’est Joseph Guyet, mandaté par son épouse, en tant que curatrice de sa fille Henriette de Lespinay, alors âgée de 17 ans et unique héritière de son père, qui déclara la succession au bureau de Montaigu le 7 août 1807 (13). La jeune sœur était morte en effet à l’âge de 2 ans. La succession immobilière ne comprenait, dans le Bocage, que la moitié de la métairie de la Petite Atrie située sur la commune des Brouzils, un héritage en 1805 d’une tante. Henriette de Lespinay mourut à 21 ans.

Louis Gabriel de Lespinay


Ses biens à Saint-André-Goule-d’Oie, furent vendus sous le même régime de la loi du 28 ventôse an 4, le 6 août 1796. Ils comprenaient un bois futaie au Clouin, et des bois taillis au Bois Pothé et à Fondion (14).

Fondion près de la forêt de l’Herbergement
Louis Gabriel de Lespinay (1728-1793), « père d’émigrés, dont les enfants sont inscrits sur le premier supplément de la liste générale des émigrés à la date du 4 novembre 1793 », était l’oncle de Charles (Linières), seigneur de Beaumont (Deux-Sèvres), le Pally (Chantonnay) et la Vrignonnière (Essarts). En septembre 1792 il fit une requête infructueuse pour demander la mainlevée de la saisie de ses meubles et effets garnissant sa maison de la Vrignonnière (15). Emprisonné à titre de suspect à Fontenay, il fut libéré par l’armée vendéenne, qu’il suivit ensuite. Il est décédé en novembre 1793 dans la virée de Galerne.

L’acquéreur s’appelait Pierre Jaud, régisseur du domaine de la Vrignonnière (16). On peut le classer dans la catégorie des fermiers aisés faisant partie de la paysannerie. Avec lui on pourrait parler de redistribution de la terre, si ce n’était l’importance des domaines, vendu d’un seul tenant. En définitive un gros propriétaire devenu républicain a remplacé un gros propriétaire royaliste. Il était le beau-frère de Pierre François Cougnon, mort à la bataille de Savenay le 21 décembre 1793 contre les soldats républicains de Westermann. C’était aussi un cousin éloigné par alliance des frères Cougnon, les capitaines de paroisse de Saint-André-Goule-d’Oie pendant la guerre de Vendée. Ce sont tous des paysans plus ou moins aisés, dont l’engagement politique a peu de rapport avec la propriété. Mais si les autorités départementales avaient vendu ces grands domaines par petits lots, quels acheteurs rencontrerions-nous ?  

Là aussi le prix d’acquisition de l’ensemble des biens de la Vrignonnière est particulièrement faible : 50 286 F. Pour ce prix, Pierre Jaud devint propriétaire de quelques bois sur la commune de Saint-André, mais surtout, sur la commune des Essarts, des métairies de la Vrignonnière, Guiffardière, Cossonière, de terres à la Mongie, Puy-Bertrand, du moulin de l’Ansonnière, du bois futaie de la Guiffardière et d’un bois taillis à Puy-Bertrand.

Louis Gabriel de Lespinay et son épouse, Suzanne Louise d’Appellevoisin, avaient été parrain et marraine au baptême du fils du régisseur le 18 septembre 1784 aux Essarts (vue 307), Louis Gabriel Jaud. C’était l’usage pour les propriétaires alors que d’assumer ce rôle de parrain et marraine à l’égard de la domesticité proche, mieux d’un régisseur. On a vu des bourgeois faire de même à l’égard de leurs métayers. Deux ans et demi avant l’achat de la Vrignonnière, les Jaud avaient caché chez eux un prêtre réfractaire au serment sur la constitution civile du clergé, le curé des Clouzeaux, au début de l’année 1794. Il s’appelait Jean Baptiste Remaud et était originaire de Chavagnes-en-Paillers, parent des deux autres abbé Remaud, l’un curé et l’autre vicaire de Chavagnes. C’est à la Vrignonnière qu’il tomba sous les coups d’une colonne infernale. Suivant la tradition longtemps rapportée on lui aurait arraché la langue et mutilé son cadavre. Il fut enterré dans une prairie tout près du logis. Vers 1840, Mme Jaud, propriétaire du logis, avait observé que l’herbe ne poussait jamais sur la tombe de l’abbé Remaud. Elle eut alors l’idée de faire exhumer le corps. On le trouva en état de parfaite conservation, mais au premier contact les chairs tombèrent en poussière. Il ne resta que les ossements qui furent d’abord transportés dans le cimetière des Essarts, puis dans l’église de la paroisse. Il avait prêté serment à la constitution civile du clergé le 20 février 1791, mais en catholicisant le texte officiel et en faisant référence au roi. Il fut en conséquence prié par les autorités de s’exiler. Pour y échapper il se réfugia d’abord dans sa paroisse d’origine, Chavagnes-en-Paillers, puis aux Essarts (17).


Charles César de Royrand


Il était le fils de Charles Louis de Royrand. Ce dernier, devenu veuf, se retira d’abord à la Petite Roussière de Saint-Fulgent, logis à tourelle incommode. Il s’installa ensuite à la Burnière de Chavagnes, et à proximité de la nouvelle route royale de Nantes à la Rochelle, il acheta un terrain et commença la construction d’un château, où il s’installa en 1785, l’année de sa mort, le 20 juillet. Son jeune fils était alors déjà marin et sa fille en pension dans un couvent. Son frère, Charles Aimé, fut nommé leur tuteur. En décembre 1785, venant lui aussi de la Roussière, il s’installa à la Burnière, et continua les travaux de construction du château (18).

Charles Aimé de Royrand n’émigra pas, mais il fut un des chefs importants de la Guerre de Vendée, souvent oublié par la postérité. Voir le dictionnaire des Vendéens sur le site internet des Archives départementales de la Vendée. C’était un ancien officier âgé de 67 ans quand les paysans des environs vinrent lui demander de diriger la lutte, au lendemain de leurs coups de mains du 13 mars 1793, notamment à Saint-Fulgent. Les autres chefs de bandes, et les officiers parmi eux, lui demandèrent aussi de se mettre à leur tête. Il fut le général de l’armée du centre de la Vendée pendant la guerre jusqu’au jour de sa mort, des suites d’une blessure, en décembre 1793 lors de la virée de Galerne.

Paul-Émile Boutigny : Affaire de Quiberon
La métairie du Coin et une borderie au village du Peux, appartenaient à son neveu, Charles César. Ce dernier combattit sur mer les armées de la République et mourut fusillé le 30 juillet 1795, à l’âge de 28 ans, après avoir été fait prisonnier au débarquement de Quiberon (18). Ses biens lui furent confisqués et vendus sous le régime de la loi du 16 brumaire an 5 (6 novembre 1796), par métairies et non le domaine d’un seul tenant comme à Linières et à la Vrignonnière.

Cette loi rétablit la vente aux enchères publiques. Celles-ci étaient ouvertes au chef-lieu du département, sur la première offre égale aux trois quarts du montant de l’évaluation, calculée d’après les valeurs de revenus estimées pour l’année 1790. Le paiement avait lieu, moitié en numéraire, moitié en papier. La fraction du prix payable en numéraire devait être versée à raison d’un dixième dans les dix jours, un dixième dans les six mois, les huit autres dixièmes à raison de deux dixièmes par an, à 5 % d’intérêt. L’énorme inflation des prix et la très forte dévaluation de la monnaie favorisèrent les emprunteurs. Mais il fallait du numéraire, ce qui n’était pas à la portée de tout le monde, particulièrement dans un pays sauvagement ruiné. Ces modalités profitèrent surtout à la bourgeoisie. Par ailleurs, les divisions politiques profondes dans la contrée limitèrent la participation aux enchères aux seuls partisans de la Révolution, ou du moins à ceux dont les convictions ne leur interdisaient pas de participer à une opération, vue comme illégitime et assimilable à un vol par les royalistes.

La métairie du Coin fut vendue le 14 avril 1798 à Jean et Pierre Bordron pour la somme de 132 100 F (19). Jean Bordron avait été choisi par Louis Merlet, commissaire exécutif du canton de Saint-Fulgent, en septembre 1797, pour être nommé agent communal de Saint-André (fonction remplaçant celle de maire). Les évaluations préalables des biens avaient été faites en présence du même Louis Merlet. Et la borderie du Peux fut acquise le même jour par le seul Jean Bordron pour la somme de 34 100 F (20). Son père, en tant que maire de Saint-André en 1790, avait protesté auprès du district de Montaigu contre la vente des biens d’Église. Le fils n’eut pas les mêmes scrupules. Ils appartenaient au milieu paysan aisé, exerçant le même métier de maréchal serrurier dans le bourg de la commune, et partageant les mêmes idées politiques favorables à la Révolution.

Charles César de Royrand était mort sans enfant, après son mariage en 1789 dans la chapelle de la Chardière (Chavagnes) avec Émilie de Suzannet. Son unique sœur, Pélagie, seule survivante de la famille Royrand, avait épousé le 13 décembre 1788, Charles François de Guerry de Beauregard. Elle eut une postérité.

René Thomas de Montaudouin


Il habitait à Nantes, officier de son état, et faisait de brefs séjours en son château de la Rabatelière pour y gérer ses domaines. René Thomas de Montaudouin émigra en 1792 (21), et tous ses biens furent confisqués. Mais on dut attendre de faire un partage des biens en 1797 entre la République, nouvellement propriétaire, et sa sœur, Mme de Martel, qui n’avait pas émigré et n’était pas concernée par la confiscation. Elle habitait à Nantes dans l’hôtel des colonnes, que l’on peut encore admirer aujourd’hui, ancienne place Louis XVI. Celle-ci eut dans sa part notamment la métairie de la Racinauzière à Saint André. La République eut les métairies de la Roche Mauvin et de la Porcelière et la borderie de la Mancellière, les trois totalisant environ 90 hectares. La République avait eu le château de la Rabatelière, mais que racheta Mme de Martel. Ce partage contradictoire avait été fait pour le compte du département par le juge du tribunal de Montaigu, Pierre Étienne Sorin, classé par Goupilleau de Montaigu dans le camp royaliste. Sorin deviendra en 1799 fondé de pouvoir de Mme de Martel. Voir, le concernant, le dictionnaire des Vendéens sur le site internet des Archives départementales de la Vendée. Les valeurs retenues dans l’estimation, avec le représentant de Mme de Martel, Jacques Roulleau, fermier demeurant à Chavagnes, paraissent assez faibles (22).

Château de la Rabatelière
La métairie de la Roche Mauvin fut adjugée à un nommé Bouhier le 21 mai 1798 pour 150 000 F (23). La même année, Louis Merlet (commissaire exécutif du canton de Saint-Fulgent) qui avait fait la visite d’estimation, acheta la métairie de la Mancellière pour 50 000 F (24). C’était un riche marchand et fermier. Comme au Coin et au Peux, ces deux métairies furent vendues sous le régime de la loi du 16 brumaire an 5.

La métairie de la Porcelière ne fut pas vendue immédiatement, et elle fut affermée en 1799 à Jean Bordron (agent communal de Saint-André) pour 100 F par an (25), prix inférieur de quatre fois à ce qu’on constate par ailleurs. Ils n’étaient que deux concurrents aux enchères pour la ferme de la Porcelière. On peut se demander si dans une contrée en ruines, les candidats potentiels ne s’étaient pas raréfiés. À moins que la durée courte des baux décidée par l’administration, de 3 ans, n’ait découragé les candidats à la mise aux enchères des fermes. Sur ce point, Louis Merlet s’en était plaint auprès du commissaire de Fontenay, sans succès au début de l’année 1797 (26). Il argumentait, non sans raison, que le défrichement des jachères longues dans les terres du Bocage demandait au moins deux ans avant d’obtenir une bonne récolte. Les baux de 3 ans décourageaient les métayers de le faire. Ceux des métairies d’Agnan Fortin à Saint-Fulgent, alors sous séquestre, s’en plaignaient.

Le tableau des fermes des biens nationaux passées à la diligence du receveur de Montaigu pendant les mois de brumaire et frimaire an 5 (fin 1796), font apparaître qu’Aubin, administrateur, et Merlet commissaire du directoire exécutif du canton de Saint-Fulgent, sont demeurés adjudicataires de beaucoup d’articles à très bas prix. Ils n’ont trouvé aucun concurrent. Dans la commune de Bazoges, tous les métayers semblaient leur avoir confié leurs intérêts. Ils ont également fait de bons marchés dans les communes de Saint-Fulgent, Saint-André et Chavagnes. Mais il est venu un citoyen nommé Bossard qui a fait monter les biens de Chauché et de la Rabatelière à leurs valeurs (27).

Le tout nouveau préfet de Napoléon en Vendée allait bientôt écarter Jean Bordron du pouvoir municipal. Son cousin, Simon Pierre Herbreteau, participant jusqu’aux derniers combats de Charette, fut nommé à sa place. 

Revenu d’émigration, René Thomas Montaudouin avait été radié de la liste des émigrés le 22 novembre 1801. Il avait prêté entre les mains du préfet de Loire-Atlantique le serment prescrit par le sénatus-consulte de fidélité à la République. Nous avons une lettre de sa sœur, non datée, au ministre de la police générale, où elle fait état du « dérangement de sa santé et de sa fortune (qui) le met dans une position pénible et digne de pitié » (28). Il avait alors 50 ans, indiquant comme profession : agriculteur. Ruiné et malade, il enterra ses deux jeunes enfants et sa femme en quelques mois. Sa fille, Françoise (2 ans), mourut le 25 février 1802, Thomas (6 ans), mourut le 10 mars suivant, et sa femme mourut le 10 mai d’après (29). Lui-même est mort en octobre 1802.

Agnan Fortin


Exploitation de canne à sucre
Ancien capitaine de cavalerie, Agnan Fortin avait acheté en novembre 1789 à Perrine Bruneau, veuve d’Abraham de Tinguy, les métairies de la Boutinière et de la Chevaleraye, situées à Saint-André-Goule-d’Oie, et totalisant les deux environ 50 hectares. Il avait acheté la seigneurie de Saint-Fulgent en 1769 et coulait des jours paisibles à Nantes, grâce notamment aux revenus de ses plantations de cannes à sucre de l’île de Saint-Domingue (maintenant Haïti). En 1791 il avait acheté la plus grande partie des biens d’Église à Saint-Fulgent. Pour cela il utilisa la somme de 85 000 F. reçue au titre du remboursement de sa charge de conseiller secrétaire du roi, maison couronne de France et de ses finances (30), qui venait d’être supprimée (31).

En 1792 il était âgé de 65 ans, père de quatre enfants survivants, époux d’une jeune femme âgée de 42 ans, et il avait su profiter des opportunités offertes par la Révolution pour s’enrichir. Mais les dernières années de sa vie furent un calvaire. À commencer par la révolte des esclaves de Saint-Domingue. Dans son contrat de mariage en 1768, on le voit propriétaire pour moitié avec sa sœur « d’une habitation, nègres, bestiaux, ustensiles, circonstances et dépendances, sise au Cul de Sac, île de Saint-Domingue ». Il écrit en 1795 : « Les mulâtres et les nègres ont porté le feu et le fer sur toutes les habitations de Saint-Domingue » (32). De plus les guerres révolutionnaires vont conduire à la chute du transport maritime vers les Caraïbes, organisée par les Anglais. Il lui restait ses propriétés en France, essentiellement ses terres de Saint-Fulgent, en grande ruine écrit-il en 1795, à cause de « l’enlèvement de tous ses bestiaux et de ses instruments aratoires. Il faudra donc les plus grands sacrifices pour remettre les choses en l’état, et les espérances de l’exposant sont bien éloignées, puisque la différence d’opinion avec les Vendéens ne lui permettra pas, de longtemps, de jouir de la terre » (32). Car il affiche un républicanisme pur pour se démarquer de son fils aîné et amadouer les autorités.

C’est qu’en plus, son fils aîné avait émigré, ce qui conduisit à la confiscation de ses biens. Et on commença par mettre tous les biens de la famille sous séquestre, y compris les métairies à Saint-Fulgent et à Saint-André. Agnan Fortin dû se démener comme un diable pour sortir de cette situation. Il avait intéressé à sa situation Jean Victor Goupilleau, révolutionnaire de Montaigu réfugié à Nantes depuis le début de la révolte vendéenne en mars 1793. Ce dernier écrivit à son frère, député à la Convention : « Il est bien malheureux pour lui qu’il ait un fils émigré, lui qui a toujours été dans les bons principes. Il t’attend pour te demander conseil. » (33) Philippe Charles Aimé Goupilleau, le député, ne vint pas en Vendée et ne rencontra pas Fortin. Ses conseils ne pouvaient que se situer dans le respect de la loi. Fortin demanda en 1795 un partage des biens aux administrateurs du district de Nantes, entre la République et les autres propriétaires indivis. Ses opinions politiques étaient probablement sincères, même si leur formulation prend des accents d’une ostentation intéressée. Qu’on en juge : « un père dis-je sollicite auprès de vous, citoyens administrateurs, qu’il vous plaise prendre en considération la position affligeante où il se trouve. Il est déjà assez malheureux d’avoir eu un fils qui n’a pas partagé ses principes ! Principes toujours constants et soutenus depuis le commencement de la Révolution par sa conduite sans reproches et son civisme reconnu » (34). Et il signe la lettre : « Nantes le 9 floréal an 2 de la république une indivisible et impérissable ».

Toujours sous séquestre au début de l’année 1797, il afferma à l’administration municipale du canton de Saint-Fulgent, le 12 germinal an V (1-4-1797), ses biens dans la contrée. Et il les sous-afferma à leurs occupants le 29 thermidor suivant (16-8-1797) : les métairies de l’Oiselière, du Plessis Richard, des Hautes et des Basses Thibaudières, de la Coussaie, et les borderies de la Courpière, de Lérandière, de Doulay, plus la tuilerie de Boizard, et les terres du presbytère. À Saint-André-Goule-d’Oie, il sous afferma la métairie de la Boutinière à Marie Boisselier, veuve Girard, pour 280 F par an, et la métairie de la Chevaleraye à Jean Soulard pour 320 F. Il sous afferma aussi la cour du château incendié de Saint-Fulgent, l’aile gauche des bâtiments, et des prés et champs autour à la veuve Sapin, aubergiste, pour 600 F. Pour 650 F il sous afferma à Simon François Gérard, secrétaire en chef de l’administration municipale du canton de Saint-Fulgent, 3 bâtiments en entrant à droite dans la cour du château de Saint-Fulgent, la plus grande partie brûlée, 3 cours, les douves, 3 jardins, 4 pièces de terre dans le grand parc, plusieurs prés, le petit parc, l’affiage, les gâts, l’ouche et plusieurs champs (35). 

Ses biens lui furent restitués peut après, ayant enfin obtenu le partage. Il paya une somme de 30 000 F pour racheter la part confisquée de son fils, et conserver l’intégralité du patrimoine de ses enfants. Pour quelqu’un qui se disait ruiné, on constate qu’il savait mettre sa sincérité au service de ses intérêts. Ce partage entre la République et des cohéritiers s’est aussi produit au château de la Rabatelière, comme nous l’avons déjà vu, et aussi au château du Puy-Greffier (Saint-Fulgent). Au final son cas peut être assimilé à une vente de biens nationaux, mais ceux-ci rachetés par la famille de l’ancien propriétaire. Cela fait penser au baron des Essarts, frère aîné du seigneur de Linières, dont l’épouse racheta ses domaines, eux-aussi confisqués.
 
Agnan Fortin, mourut à Paris, où il venait de déménager, en 1798. Son fils aîné, Guy Auguste Fortin, hérita de Saint-Fulgent et des métairies de la Boutinière et de la Chevaleraye.

Jean Aimé de Vaugiraud


Bourg de Saint-André-Goule-d’Oie
Ancien officier de marine, Jean Aimé de Vaugiraud était venu s’installer dans le bourg de Saint-André-Goule-d’Oie, et vivait de l’héritage de ses parents. Au retour d’un voyage à Paris avec son frère Augustin en 1792, ce dernier passa plusieurs mois dans la prison du château de Nantes comme suspect. Lui-même fut convoqué à Fontenay au début de 1793, mais refusa de s’y rendre. Les paysans de Saint-André le protégèrent quand les gendarmes de Saint-Fulgent vinrent l’appréhender chez lui. Ils mirent la petite troupe en fuite, puis les gardes nationaux peu de temps après à Saint-Fulgent. C’était en mars 1793, la guerre de Vendée venait de commencer.  

Jean Aimé de Vaugiraud n’émigra pas, mais il s’engagea, âgé alors de 40 ans, avec les gens de Saint-André aux côtés du général de Royrand, participant à tous les combats vendéens dans l’armée du Centre, y compris après la virée de Galerne. Il fut le seul noble de la paroisse pour qui on ne trouve pas de vente de ses biens, sauf une borderie, acquise en tant que bien d’Église en 1791, mais qui lui fut reprise pour cause de défaut de paiement.

On ne connaît pas les conditions de sa reddition aux autorités républicaines, probablement vers 1796, mais toujours est-il qu’on ne lui confisqua pas ses biens. Il possédait à Saint-André-Goule-d’Oie avant la Révolution son logis du bourg et une petite borderie autour, plus deux métairies, l’une au Coudray et l’autre à la Jaumarière. Elles se retrouvent dans la déclaration de sa succession en 1814 au bureau de Montaigu. Pour plus de détails sur l’histoire de Jean Aimé de Vaugiraud, voir l’article qui lui est consacré sur ce site, publié en avril 2012 : M. de Vaugiraud à Saint-André-Goule-d’Oie. Sa biographie se trouve aussi dans le dictionnaire des Vendéens sur le site internet des Archives départementales de la Vendée.

Il nous est difficile d’affirmer que ces ventes de biens nationaux des nobles font de la commune de Saint-André-Goule-d’Oie un cas représentatif de ce qui s’est passé dans le Bocage vendéen. Mais la diversité des situations rencontrées inciterait à le penser.


(1) P. Bossis, Recherches sur la propriété nobiliaire en pays vendéen avant et après la Révolution, annuaire de la société d’émulation de la Vendée, 1973, Archives de la Vendée, BIB PC 16/45, vue 10.
(2) Archives du diocèse de Luçon, fonds de l’abbé boisson : 7 Z 73-1 généralités sur Saint-André-Goule-d’Oie.
(3) Procuration de Charles Augustin de Lespinay du 20-5-1791 pour racheter la finance de sa compagnie, Archives de la Vendée, notaires de Saint-Fulgent, Frappier : 3 E 30/13.
(4) Achat du 10-6-1791 des métairies de Bouligneaux et du Bourg de Saint-André de C.A. de Lespinay à La Laurencie, dans Archives de Vendée, notaires de Saint-Fulgent, Frappier : 3 E 30/13.
(5) Reconnaissance du 26-12-1768 d’une rente à la fabrique de la Chapelle Bégouin de Chauché, par les teneurs de la Boninière, Archives de Vendée, notaires de Saint-Fulgent, Frappier : 3 E 30/5.
(6) Pierre Bruneau, Les émigrés Charentais 1791-1814, PULIM, Limoges, 2003, p. 99.
(7) Le Journal des Débats du 26 décembre 1803.
(8) Acte de notoriété du 12 germinal an 11 demandé par B. Martineau, Archives de Vendée, étude (A) Notaire Allard des Herbiers : 3 E 019 (vue 202/492).
(9) Réitération de la renonciation à la communauté des biens du 5 pluviôse 9 par Félicité Duvigier, signée à Linières, Archives du diocèse de Luçon, fonds de l’abbé Boisson : 7 Z 20, famille Guyet.
(10) Liste des domaines des émigrés, district de Montaigu, Archives de Vendée : 1 Q 904.
(11) Ibidem la note (7) ci-dessus.
(12) G. de Raignac, De châteaux en logis, itinéraire des familles de Vendée, Bonnefonds (1997), tome 8, page 169.
(13) Archives de Vendée, déclaration de succession au bureau de Montaigu le 7-8-1807 de la succession de Charles Augustin de Lespinay (vue 95/198).
(14) Archives de la Vendée, vente des biens nationaux : 1 Q 240 no 349, acquisition de Pierre Jaud du 19 thermidor an 4.
(15) Requête du 20-9-1792 de Lespinay-Beaumont de la Vrignonnière, Archives de Vendée, main levée et séquestre des biens nationaux : 1 Q 895.
(16) Jérôme Biteau, Mémoire en images le canton des Essarts, éditions Sutton, 2010, page 98.

(17) Archives de Vendée, dans la bibliothèque numérisée, les périodiques et revues scientifiques, La Vendée historique 1903 : vue 66/294 p.127 et 128. Merci à M. Joseph Gris qui m’a signalé l’information. 

(18) A. de Guerry, MM. De Royrand, Archives de Vendée, revue de la Revue du Bas-Poitou (1961-2) vue 24/57.
(19) 1 Q 258 no 852, vente de la métairie du Coin le 25 germinal an 6.
(20) 1 Q 258 no 853, vente de la borderie du Peux le 25 germinal an 6.
(21) Notes intitulées : À la Rabatelière en décembre 1793, dans Archives du diocèse de Luçon, fonds de l’abbé Boisson : 7 Z 46-2, les débuts de l’insurrection et l’année 1793.
(22) 1 Q 342, no 117, partage et estimation des domaines de la Rabatelière le 2 nivôse an 2.
(23) 1 Q 234 no 1194, vente de la métairie de la Roche Mauvin le 2 prairial an 6.
(24) 1 Q 234 no 1194, vente de la borderie de la Mancellière le 2 floréal an 6.
(25) 1 Q 760 no 97, ferme d’une borderie à la Porcelière le 4 frimaire an 8.
(26) Lettre de Louis Merlet au commissaire Coyaud de Fontenay le 10 pluviôse an 5, Archives du diocèse de Luçon, fonds de l’abbé Boisson : 7 Z 12-1.
(27) Tableau des fermes des biens nationaux passées par receveur de Montaigu arrêté au 1e nivôse an 5, Archives du diocèse de Luçon, fonds de l’abbé Boisson : 7 Z 46-3.
(28) Les Montaudouin, lettre de Mme de Martel au ministre de la police, Archives du diocèse de Luçon, fonds de l’abbé Boisson : 7 Z 64.
(29) Les Montaudouin, arbre généalogique de Thomas René Montaudouin, Archives du diocèse de Luçon, fonds de l’abbé Boisson : 7 Z 64.
(30) Aveu du 23-6-1774 de Saint-Fulgent (Agnan Fortin) à la vicomté de Tiffauges (A. L. Jousseaume de la Bretesche), transcrit par Paul Boisson, Archives diocèse de Luçon, fonds de l’abbé Boisson : 7 Z 13.
(31) Comte de Grimoüard, Les Fortin de Saint-Fulgent et de Bellaton, Touraine, Saint-Domingue, Nantes, dans la revue « Généalogie et Histoire de la Caraïbe », no 240 en octobre 2010.
(32) Demande de partage du 9 messidor an 3 d’Agnan Fortin aux citoyens administrateurs du district de Nantes, Archives du diocèse de Luçon, fonds de l’abbé Boisson : 7 Z 108.
(34) Demande du 9 floréal an 2 de Fortin, de levée de scellés au district de Nantes, ibid. fonds de l’abbé Boisson.

Emmanuel François, tous droits réservés
Mai 2017, complété en mars 2024

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