jeudi 1 mars 2012

Emma Guyet-Desfontaines musicienne

Dans le Fonds Amaury-Duval de la société Éduenne d’Autun, ont été conservés quelques programmes et affiches des soirées et fêtes organisées chez les Guyet-Desfontaines. Nous reproduisons ici le programme le plus ancien.


Concert chez Mme Guyet-Desfontaines en 1847


Il n’est pas daté, mais au vu du catalogue des œuvres jouées, les morceaux qui figurent ici donnent une date approximative vers 1847. On peut lire :

Programme
1ière Partie

                     1° Symphonie en quatre parties ………….…………………….…..H. Reber
                     2° Pavane chant du 160 siècle ………………………………..... Thoinot Arbeau
                                                                                     Accompagnement de Mr Weckerlin
                     3° Air des Abensserages Chanté par Mr Delsarte …...............  .…Cherubini
                     4° Solo de harpe exécuté par …………………………………...…Godefroid
                     5° Prière avec cœur chantée par Mr Delsarte ..................… . Mlle Louise Bertin

2ière Partie
                     Ouverture et Morceaux détachés de La Nuit de Noël par …........ H. Reber
                                      Couplets chantés par Mme Mamignard
                                      Air chanté par Mr Bussine
                                      Duo (il m’a battue) chanté par Mme Mamignard et Mr Mocker
                                      Air chanté par Mr Mocker
                                      Duo et Trio final chantés par Mme Mamignard et MMr Mocker & Bussine

L’orchestre sera dirigé par Mr Seghers
Les chœurs seront conduits par Mr Weckerlin

Amaury-Duval : Henri Reber (1852)
(musée de Mulhouse)
Le programme est centré sur Henri Reber, l’ami des Guyet-Desfontaines et d’Amaury-Duval. Il deviendra un habitué de Linières. La postérité l’a en grande partie oublié, à la différence d’Hector Berlioz qui est de la même époque. Ses œuvres s’apparentaient à celles de Haydn et Mozart, moins en vogue alors que la mode romantique. Pianiste et flûtiste, il obtint un poste de professeur au conservatoire de Paris. Ses succès de compositeur chez Guyet-Desfontaines l’ont aidé à se faire connaître, si l’on en croit Théophile Gauthier (1) : « L’immense succès obtenu par quelques-unes de ses compositions chez M. Guyet-Desfontaines, un des rares salons de Paris dont la gaieté charmante n’exclut pas les plaisirs délicats de l’intelligence, et où l’attente d’un bal ne fait pas trouver longue l’exécution d’une symphonie, a sans doute décidé M. Reber à donner, dans la salle de M. Herz (2), un concert qui avait attiré une foule nombreuse et choisie. » (3)

Nous avons publié en septembre 2012 sur ce site un article intitulé : La symphonie no 4 d’Henri Reber.


Salle de concert Herz en 1843
La Société des concerts du conservatoire a été fondée en 1828 à Paris et c’était l’institution principale pour la diffusion de la musique instrumentale, qui a mis Beethoven à l’honneur notamment. Il existait d’autres sociétés : Gymnase musical dans les années 1830, les Concerts Valentino créés en 1839, mais le nombre de structures d’expression pour les nombreux compositeurs de musique était insuffisant. Ainsi, dans certains bals publics élégants on commençait par jouer un concert avant de dégager la piste de danse. Des salles spécialement dédiées à l’interprétation musicale virent le jour : la salle Herz, rue de la Victoire, la salle Erard, rue du Mail et la salle Pleyel, rue Rochechouart.

La symphonie jouée ici est la No 1 ou la No 2. La Nuit de Noël est un ouvrage en trois actes, qui fut représenté à l’Opéra-Comique au début de 1848 et disparut de la programmation avec la Révolution de février.

Cette amitié avec Henri Reber a inspiré à Emma Guyet le personnage principal d’une nouvelle qu’elle a publiée en 1868 : Une Histoire de piano. Rarement le compositeur a été croqué aussi justement et amicalement, notamment dans ses habitudes, comme celle consistant à se retirer du monde pour composer : « Veuillez me pardonner de vous écrire une lettre aussi bête et aussi décousue. Mais dans ma retraite, qu’on pourrait appeler une tanière, je n’ai pas beaucoup de choses intéressantes à communiquer ; un jour ressemble à l’autre ; on pourrait appeler cela de la monotonie, mais j’appelle cela du calme.

Bien, chère Madame Guyet, ne tardez pas à me répondre, je vous en prie. Mes amitiés les plus vives et les plus sincères à ce bon M. Guyet que j’aime de tout mon cœur. Ne m’oubliez pas non plus auprès de tous nos amis, ainsi qu’auprès de Mlle Isaure et d’Amaury. » (4)

Notons aussi le portrait de Reber (ci-dessus) dessiné par Amaury-Duval (1852, Mulhouse, musée des Beaux-arts), et celui sur une fresque du château de Linières. Emma Guyet lui offrit dans son testament en 1868 une tabatière de son choix d’un prix de 500 F. Et elle demanda qu’on chante à sa sépulture du Beethoven et du Reber. 

À l’époque de ce programme musical en 1847, François Seghers (5), qui dirige l’orchestre chez Guyet-Desfontaines, étant chef d'orchestre et violoniste, réfléchissait à créer une nouvelle société de concerts (6). C’est ce qu’il fit avec des collègues en 1849 avec la Société Sainte-Cécile pour aborder un répertoire plus novateur et faire applaudir Reber, Gouvy, Gounod et Saint-Saëns. Reber fut au début chef de chants à la Société Sainte Cécile, remplacé par Weckerlin (7). Seghers reçut le soutien de Mme Guyet-Desfontaines. Mais cela ne suffit pas à sauver l’entreprise qui ne dura pas, faute d’une stratégie adaptée à son marché.

Sur ses ruines, Pasdeloup (8) lança la Société des jeunes artistes du conservatoire (qui donnait ses concerts dans la salle de M. Herz) à partir de 1853. Puis, en 1861, il créa les Concerts populaires.
Pour terminer sur ce programme, précisons qu’H. Reber n’est pas le seul créateur contemporain à l’honneur. Dieudonné Félix Godefroid (1818-1897) – ne pas confondre avec son frère Jules- est un auteur de pièces pour la harpe, entre autres, dont il était un virtuose.

Louise Bertin
Et Louise Bertin, fille et sœur des directeurs du Journal des Débats, pour qui V. Hugo a écrit le texte d’un opéra (La Esmeralda), sa présence au programme est celle d’une artiste reconnue autant que celle d’une amie intime. Et à côté des auteurs contemporains, nous trouvons un musicien reconnu avec Luigi Cherubini (9) et un compositeur de la Renaissance, Thoinot Arbeau (1519-1595), dont la présence au répertoire témoigne d’une vraie érudition musicale.  

Mme Mamignard, sœur de Darcier, était une des étoiles du chant à l’Opéra-comique. Ernest Mocker (10) est un habitué du salon, ainsi que François Delsarte (11). et Romain Bussine, (12) venant du conservatoire de Paris et de l’Opéra-Comique. Comme on le voit, ce programme musical ne représente pas qu’une soirée musicale pour distraire des bourgeois aisés. Il témoigne d’une participation à la création artistique de son époque. Et le fait n’est pas unique.

Son soutien à Berlioz


Les goûts musicaux d’Emma Guyet ne se bornaient pas au style classique de Reber. Elle a aussi aidé Berlioz, le grand musicien romantique, auteur de la Symphonie Fantastique. J. B. Weckerlin (7) raconte la genèse de l’oratorio de Berlioz, l’Enfance du Christ. L’œuvre remporta un vif succès à partir de 1855 (13), alors qu’elle est très classique et assez éloignée de la manière gracieuse et romantique de l’auteur. Weckerlin écrit :


« C’est dans les salons de Mme Guyet-Desfontaines qu’on exécuta d’abord La Fuite en Égypte, fragment d’un mystère de Pierre Ducré, maître de musique à la Sainte Chapelle en 1679. Il n’y avait que ce qui forme aujourd’hui la deuxième partie de l’Enfance du Christ : ouverture, adieu des bergers et solo de ténor.
Quand Seghers m’apporta ce soi-disant mystère, à la première lecture des chœurs je lui dis : « votre mystère n’a seulement pas vingt ans. » Seghers me fit : pschitt, pschitt : Berlioz était au bout de la salle des répétitions causant avec M. Bez (14). 1769, c’était l’année ou Lully donnait son opéra Bellerophon, on n’avait qu’à comparer. Berlioz prenait son public pour une huître, ou bien il ne se rendait pas compte de la musique qu’on faisait alors. À la fin de la répétition, je dis à Seghers : cela doit être de Berlioz ; nouveau pschitt !
La Société Saint Cécile n’exécuta qu’en 1853, le 18 décembre, les trois morceaux de La Fuite en Égypte, fragments d’un morceau en style ancien, le solo de ténor chanté par M. Chapron de l’Opéra-Comique. Ce n’est que depuis ce temps-là que M. Berlioz a complété son œuvre, finalement appelée l’Enfance du Christ. » (15)

Formée à l’art des classiques, dans la musique et les autres arts, Emma Guyet semble être restée attachée à cette école, même si elle a aidé Berlioz, l’emblème des musiciens français romantiques. À titre d’exemple, elle a rencontré Litz (16) chez Sophie Gay, mais ce dernier ne semble pas l’avoir intéressée. Elle n’est pas comme Balzac qui un soir, ayant entendu Litz jouer magnifiquement chez Erard, s’exclame devant lui : « Bravo ! Sublime ! C’est le Dieu du piano ! » Et pour exprimer son enthousiasme il se roule sur le parquet (17). De même elle se moque de Paganini, « l’éternel premier violon de l’Europe » (18).

Cette implication d’Emma Guyet dans la vie musicale de son temps n’est pas étonnante quand on se souvient que pour gagner sa vie, elle a donné des cours de chants et de piano à Paris, et même à Londres en juin 1829.

Choriste de talent avec son frère Amaury-Duval 


On a une lettre d’elle à son frère en 1844, alors que ce dernier est en Italie, qui montre leur pratique du chant à tous les deux. Et toujours le style si spontané et le ton espiègle d’Emma, que nous préférons reproduire tel quel : 

Ambroise Thomas
« Hier nous avons eu une première répétition chez Mlle Louise (19). C’est te dire qu’on a parlé de toi, et qu’on te regrettait de toutes parts. Ta voix me manquait, et en effet elle manquait, car M. Anatole est seul grand ténor. Si bien que dans un moment il devait partir seul, il part…mais la peur le prend, et il pousse un miaulement tel qu’un éclat de rire général s’en est suivi. Du reste rien n’est changé, les deux hommes de Delsarte (11) de l’année dernière, Delsarte, La Piron, La Martini, la Roger (20), moi, Thomas (21) au piano, Reber chef d’orchestre … à propos de cela j’ai peur que les deux puissances pour nous conduire ne fassent, comme quand on met deux locomotives à un convoi de chemin de fer…elles ne s’entendent pas. L’une veut presser, l’autre ralentir, l’une crie : des nuances ! l’autre reste impassible et dit : c’est inutile ! De tout cela où irons-nous ?
J’oubliais le plus beau. L’ambassadeur de Constantinople est enrôlé, c’est notre camarade (22). Il a chanté hier. (Est-ce bien sûr qu’il ait chanté, je ne l’ai pas entendu). Reber, dans un moment où ce haut et puissant diplomate a risqué un son, a dit, sans cesser de battre la mesure, et sans lever les yeux de sa partition, qu’est-ce que j’entends par là (c’était à côté de l’ambassadeur), qu’est-ce qui chante faux ? Tout le monde a frémi. Eh bien, pour la première fois de sa vie de diplomate, le pauvre choriste improvisé a répondu avec une franchise qui mérite l’ordre de la jarretière : c’est peut-être moi ! C’était lui.
Mlle Louise, toujours la même, criait à tue-tête : pianissimo ! Elle a fait un nouveau chœur fort beau, large, assez calme et suivi. Elle te pleure à chaque phrase : j’ai perdu le plus beau fleuron de ma couronne, s’écrie-t-elle ! Jeudi prochain Jousserando y sera. Elle en a d’avance des crispations. Édouard (23) ne sait pas mieux ses parties et fiche toujours les partitions par terre ; enfin, mon cher ami, nous serions conservés dans de l’esprit de vin [alcool], que nous ne serions pas plus pareils à l’année dernière. 
L’ambassadeur a été charmant pour moi, il en est trop heureux d’être choriste. C’est bien de l’honneur pour nous, ai-je répondu, en baissant les yeux : Ah Madame, le bonheur est pour moi et je ne pourrais m’empêcher d’en parler au Sultan. Mais si cela le tentait, ai-je dit, il y a place pour lui. Un moment j’ai cru jouer les Trois sultanes ! (24) Puis on a apporté des gaufres, de la galette, de la bière, et à une heure on s’est dit adieu.
Ce soir on donne la première représentation de Marie Stuart (25) à l’Opéra, et je n’y suis pas ! J’ai cependant bien intrigué pour cela et je ne verrai que la deuxième. Pillet (26) a donné toute la salle. Il a écrit à tous les feuilletonistes, lui-même. Mme Stolz (27) est allée chez Armand (28). Il avait du monde, il l’a fait attendre dans son salon, et quand il a été libre, elle était partie ! partie ! et dans quelle colère. Charmant ! » (29). 

Michel Labonne : Les musiciens
(Galerie Moineau, Nantes)
Emma et son frère ne font pas partie d’un club de chanteurs amateurs pour V.I.P. avec la présence d’un ambassadeur parmi eux. Leurs collègues de chant sont des professionnels qui se produisent à l’Opéra-comique, et parmi eux il y a même des professeurs de chant. Et Mlle Louise qui a composé la musique de quatre opéras, continue de créer des cantates, restant cantatrice et pianiste elle-même pour ses amis. C’est dire le niveau !

Qui plus est, la présence des deux compositeurs de musique, Ambroise Thomas et Henri Reber, ensemble, l’un au piano et l’autre à la direction d’orchestre, situe la haute qualité artistique du groupe de chanteurs. Cette présence n’est pas sans poser de problèmes, d’ailleurs. Ce sont deux égos d’artistes doués qui se frottent parfois, mais ils sont amis et s’apprécient. Ils sont aussi de la même mouvance libérale, ce qui créera une difficulté en 1871 au gouvernement républicain provisoire pour choisir le nouveau directeur du conservatoire de musique (30). Ils sont en concurrence. La fille d’Armand Bertin (Mme Léon Say) soutient Reber, ainsi qu’Étienne Arago (31). Le ministre de l’Instruction Publique, Jules Simon, nommera Thomas directeur et Reber inspecteur. Avec des convictions fermes, J. Simon pouvait se montrer d’exécution souple.

Que de monde rencontré quand la propriétaire de Linières s’adonne à la musique !


(1) Théophile Gauthier (1811-1872) poète, romancier, peintre et surtout critique d'art
(2) Henri Herz (1806-1888) est un pianiste et compositeur célèbre à son époque, qui ouvrit une manufacture de piano à Paris et une salle de concert à son nom.
(3) T. Gautier, Histoire de l’art dramatique en France depuis 25 ans (1859).
(4) Archives de la société éduenne d’Autun, Fonds Amaury Duval : K8 33, lettre d’Henri Reber à Emma Guyet du 15-7-1841.
(5) François Seghers (1810-1881) avait été cofondateur de la Société des concerts du conservatoire, dont il était premier violon. Avec sa femme, ils ont été les professeurs de piano de Cosima Litz.
(6) Léon Kreutzer dans la Revue contemporaine vol. 5.
(7) Jean Baptiste Weckerlin (1821-1910) fut un compositeur notamment de pièces vocales et un harmonisateur renommé.
(8) Jules Étienne Pasdeloup (1819-1887) est un chef d'orchestre.
(9) Luigi Cherubini (1760-1842), compositeur franco-italien, a composé Les Abencérages, opéra-ballet en 3 actes. 
(10) Ernest Moker (1811-1895) fut chanteur à l’Opéra-comique (basse) et professeur.
(11) François Delsarte (1811-1871) fut chanteur (ténor) à l’Opéra-Comique, et professeur.
(12) Romain Bussine (1830-1899) fut poète et professeur de chant. Le célèbre morceau de Gabriel Fauré Après un rêve a été inspiré d’un poème de Bussine, de même que Sérénade Toscane.
(13) dans la salle de l’Opéra-comique le 7 avril 1855.
(14) Président de la Société Sainte Cécile.
(15) Le Menestel du 4-2-1900, article de Weckerlin sur l’Enfance du Christ, de Berlioz.
(16) Franz Litz (1811-1886), pianiste virtuose hongrois et compositeur de musique romantique.
(17) Gonzague Saint Bris, Balzac une vie de roman, Ed. Télémaque (2011), page 237.
(18) Amaury-Duval, Souvenirs (1829-1830), Plon (1885), page 63. Niccolo Paganini (1782-1840) est un violoniste virtuose italien et compositeur de musique romantique.
(19) Louise Bertin, poétesse, chanteuse, compositeur de musique.
(20) La Piron, La Martini, la Roger : chanteuses d’opéra.
(21) Ambroise Thomas (1811-18996) rencontra Amaury-Duval en 1830 à Rome, composa des opéras, devint professeur de composition au Conservatoire de Paris en 1856, et directeur en 1871 (en concurrence avec Reber). On lui doit la version officielle de la Marseillaise, en vigueur de 1887 à 1974. Il joua souvent dans les fêtes des Guyet-Desfontaines comme simple pianiste.
(22) Prince Kallimaki, de religion orthodoxe grecque et aussi gouverneur de l’île de Samos.
(23) Édouard Bertin, frère de Louise (19), peintre et directeur du journal des Débats.
(24) Comédie en trois actes et en vers de Charles Favart (1761).
(25) Opéra en 5 actes, paroles de Théodore Anne, musique de Niedermeyer, représenté à l’Opéra de Paris le 6 décembre 1844. L’ouvrage n’obtint qu’un succès d’estime, malgré la performance de la cantatrice Mme Stoltz (selon un critique de l’époque).
(26) Léon Pillet, directeur de l’opéra depuis 1841, avait donné beaucoup d’invitations.
(27) Rosine Stoltz (1815-1903), de son véritable nom Victoire Noël, était une célèbre cantatrice. Elle débuta le 25-8-1837 à l’Opéra (dans La Juive), qu’elle quitta en 1847. 
(28) Armand Bertin, frère de Louise et d’Édouard, directeur du Journal des Débats.
(29) Archives de la société éduenne d’Autun, Fonds Amaury Duval : K8 33, lettre d’Emma Guyet à Amaury-Duval du 6-12-1844.
(30) Archives de la société éduenne d’Autun, Fonds Amaury Duval : K8 33, lettre de Henri Reber à Amaury-Duval du 29-5-1871.
(31) Étienne Arago (1802-1892) est un dramaturge et homme politique républicain, né à Perpignan. Sa vie mouvementée l’amena, notamment, à se cacher en Vendée après 1834 pour se soustraire à la police, poursuivi pour avoir participé à des insurrections républicaines. Il sera maire de Paris en 1870. Il est l’un des frères du célèbre savant français (astronome, physicien, mathématicien) François Arago (1786-1853), qui fut aussi député avant d'être ministre de la Marine et des Colonies en 1848 (signataire du décret abolissant l'esclavage dans les colonies).


Emmanuel François, tous droits réservés
Mars 2012

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La construction du nouveau château de Linières

Château de Linières construit en 1871/1873
Avec l’arrivée de Marcel de Brayer à Linières beaucoup de choses vont changer. Déserté par ses propriétaires depuis les années 1820, le vieux logis-ferme venant du fond des siècles va être remplacé par un château tout neuf à partir de 1871. Nous savons que sa destinée fut brève : quarante ans. Il y a un siècle, en avril 1912, sa démolition s’achevait, emportant même avec elle les arbres les plus rares de son parc. Revenons ici sur sa construction.

Découverte de Linières et Saint-André-Goule-d’Oie


Marcel de Brayer avait vingt-trois ans en 1865 quand sa grand-mère Emma Guyet-Desfontaines l’a emmené en Vendée, pour le présenter aux fermiers du domaine et le faire connaître aux Vendéens de la famille, les de Grandcourt, les Martineau, les Guyet. Elle a elle-même soixante-six ans et doit se sentir vieillir. D’ailleurs, elle mourra trois ans après, le laissant unique héritier de tous ses biens.

« Notre voyage de Vendée n’a été qu’une suite d’ovations. Marcel a été bien vu et bien reçu. Pourquoi a-t-il si mal fini !», écrit-elle à un ami. Un voyage si mal fini, à cause d’un grave accident dont son petit-fils a été victime à Linières. Nous n’avons pas réussi à savoir ce qui s’est passé. On sait seulement qu’il a été blessé au visage. On sait aussi qu’il a dû se reposer ensuite à Marly dans une longue convalescence pour retrouver ses forces, dans le calme le plus absolu ordonné par les médecins. « Nous passons notre temps à nous promener, à causer, à recevoir de rares visites ; ce n’est pas gai, mais cela le remet. J’ai cru mon enfant perdu ! Je ne suis même pas encore rassurée, car je ne puis me persuader qu’il ne reste rien d’un accident pareil… En tombant, sa dernière pensée avait été pour moi, et dans son délire, c’est la seule qui revenait. » (1)

Son premier contact avec Linières a été tragique, mais le poète qu’il était a dû garder une bonne impression de cette campagne isolée dans le bocage vendéen, horizon bouché pour les uns, intimité avec la nature pour les autres. Nous savons qu’il s’y est senti bien, comme à Marly-le-Roi. En revanche, la découverte des paysans a dû constituer un grand étonnement pour cet habitué des salons parisiens. Passé la barrière de la langue, notre poète ne connaissant évidemment pas le patois, un bon contact s’est établi. Il y a plus, ces paysans lui ont donné ce qui lui manquait, un sentiment d’utilité. Il se rêvait Victor Hugo et n’était que rentier. En acceptant d’être maire ensuite, il a rendu service certes, mais on lui a aussi rendu service en lui donnant l’occasion d’être utile aux autres.

Avec sa venue à Saint-André-Goule-d’Oie, les gens du cru découvraient le châtelain de Linières que l’on n’avait pas vu depuis longtemps. C’était un nouveau et un jeune homme, dont les manières ont plu tout de suite, n’en doutons pas. En effet, les paysans de ses métairies, comme la plupart des gens du bocage vendéen, sont des gens simples au sens premier du mot, c’est à dire qu’ils ne sont ni compliqués « ni tordus ». Ils vivent la relation affective sans démonstration, la relation d’affaire sans tendresse et la relation hiérarchique sans complexe. Que leur interlocuteur plaise ou ne plaise pas, ils restent sur leur réserve de toute façon, mais dans leurs actes tout change. La reconnaissance qu’ils donnent dépend d’eux uniquement, et Marcel de Brayer en a eu. Dans les trois cafés du bourg, après la messe du dimanche, tous les hommes se retrouvaient pour parler des derniers évènements du pays. La découverte du jeune châtelain a dû faire la « une » des « actualités cabaretières » pendant quelques semaines, alimentées par les confidences des métayers du domaine. À titre d’exemple du type de relations qu’il avait avec ses serviteurs, comme on disait autrefois, nous reproduisons la lettre de vœux du nouvel an, que lui envoie le garde du domaine, Jean Maindron (habitant Saint-Fulgent, marié avec Rose Jeanne Blanchard en 1872) (2) :
                                                                                            « Saint-Fulgent le 29 décembre 1874
C’est par une brise bien fraîche que je vous écrits ces quelques mots.
Aussitôt que l’année recommence, chacun a grand soin de recommencer ses vœux. Vous comprenez bien, monsieur le comte que je ne puis pas oublier. J’ai prié le ciel de me continuer toujours l’honneur de votre protection. Je ne vois rien au-dessus de vous… La gloire de faire le bien à tous vos moments et le ciel vous doivent bien des années pour le bonheur et les bienfaits que vous produisez à mon égard et en si grand nombre, Mr le comte.
Je fais les mêmes souhaits à M. Amaury Duval et à Mlle Cornelly, une bonne année, une parfaite santé et une longue vie parmi nous.
Je vous salue.
Agréez Mr le comte l’assurance de la haute considération de votre humble et très dévoué serviteur. Le garde. Maindron Jean »

        Cornélie de Corbière                          et Amaury-Duval
caricatures de J. A. Barre dans le salon de Mme Guyet-Desfontaines
(musée de la monnaie à Paris)

On voit ici à quel point Amaury-Duval fait déjà partie de Linières. Mlle Cornelly est la gouvernante, et la pensée du garde à son propos est tout à fait révélatrice de l’authenticité des rapports qu’il avait avec son maître, au-delà des convenances qu’il ignorait.

L’envie d’un nouveau château


Se sentant bien dans son domaine, Marcel de Brayer allait le transformer pour y créer une résidence secondaire au niveau de son goût d’esthète cultivé et digne de sa position sociale. Il faut aussi savoir que les châtelains de Vendée s’étaient mis à reconstruire leurs châteaux, ou à en construire de nouveaux à cette époque. Le cas de Linières n’est pas isolé. On a l’exemple du château du Pally à Chantonnay, reconstruit en 1824 par la famille de Lespinay. À Saint-Fulgent, Alexis des Nouhes (1808-1889) a reconstruit à neuf son château un peu plus tard dans un style inspiré du classicisme de Louis XIII. Tout aussi près, aux Essarts, un cousin éloigné, Guyet, remaniera à Grissay un logis du XVIIIe siècle en un château de style Renaissance. On pourrait multiplier les exemples, ne serait-ce qu’à Chauché, les Brouzils et Chavagnes. Le phénomène fait penser à celui des églises. Pour la Vendée un travail de recherche a pu dénombrer près de deux cents nouveaux « châteaux » au XIXe siècle (3). L’auteur explique qu’après les ravages de la guerre de Vendée, les propriétaires préférèrent la construction d’édifices modernes à la restauration des demeures vétustes.

Un fait nouveau a aussi certainement contribué à faire de Marcel de Brayer un Parisien de Vendée, le chemin de fer. Le premier convoi de voyageurs Paris/ Nantes a été inauguré le 17 août 1851. Il durait 12 h environ, ce qui représentait un gain de temps considérable, la malle-poste mettait 30 h pour le même trajet. Arrivé à Nantes, on pouvait prendre un train pour Montaigu depuis 1867, date de mise en service de la ligne de Nantes à la Roche-sur-Yon. De là une voiture venait vous chercher, si on ne voulait pas prendre la diligence de Montaigu à Saint-Fulgent.

La construction du nouveau château


Médaille de 1e prix de Lesueur
Comment s’est déroulée la construction du château ? Dès 1868, Marcel de Brayer fait venir à Linières un maître jardinier pour étudier les plans du futur château et de son parc. Il s’agit du fils du jardinier de son grand-père, qu’il a connu à Marly du vivant de ce dernier, Victor Lesueur (1844-1919), de deux ans seulement plus jeune que lui. Celui-ci avait appris son métier avec son père dans la propriété de la baronne Rothschild, le parc James (Bois de Boulogne) et lui avait succédé. Aussi compétent que son père, il a aussi travaillé dans d’autres propriétés, comme la Casa Caradoc à Bayonne (appelé aujourd'hui Château Caradoc). Il s’était marié avec Hélène Jamin, la fille d’un grand personnage horticole (Ferdinand Jamin). Plus tard, il collabora avec le célèbre horticulteur Truffaut en 1870 pour obtenir une floraison de caraguata. Il finira par se mettre à son compte, ouvrant un établissement horticole à Saint-Cloud, spécialisé dans les orchidées (4).

Projet Lesueur (1868)
Nous avons de lui un dessin en couleurs du projet d’aménagement de Linières, daté de 1868. Il n’a été qu’en partie appliqué. Déjà on a retenu l’idée de construire le nouveau château à la place des anciens jardins, en haut de la butte qui descend vers le ruisseau coulant vers la Bergeonnière. On prévoit de planter des arbres sur cette butte et de chaque côté, créant un parc. Les vergers sont déplacés au nord dans un champ de la métairie. Après la destruction du logis des maîtres, il est prévu de réaménager les bâtiments des communs et de construire une maison pour le jardinier vers l’entrée de la grande cour de ferme. Le projet ne comporte pas d’étang en 1868.

L’architecte parisien qui a conçu le château se nommait Chauvet.

M. de Brayer a passé une partie de son temps à Linières au printemps de 1869 pour préparer les travaux et les lancer aussitôt. Son ami Victor Cesson écrira plus tard que les travaux de démolition ont commencé pendant qu’il était en voyage en Orient avec lui et son grand-oncle, c’est à dire de septembre à décembre 1869. Il fallait en effet démolir l’ancien château, incorporé avec les bâtiments d’exploitation agricole autour d’une vaste cour. Cela permettrait de remblayer le sommet de la butte pour créer un espace plat sur lequel allait être édifié le nouveau château et aménager une cour devant. Il fallait aussi démolir les murs du verger descendant vers le ruisseau. Victor Cesson a aussi écrit : « j'ai beaucoup de dessins et de peintures d'avant la reconstruction du château. » Dommage qu’on n’ait pas pu en prendre connaissance ! Dommage aussi qu’il n’ait pas donné de détails sur les découvertes faites à cette occasion. On se souvient que le chroniqueur R. Valette a écrit qu’en « creusant la fondation du château moderne on mit à découvert une crypte souterraine de construction grossière, renfermant une chapelle et un autel. » Il émet l’hypothèse d’un souterrain-refuge ayant servi au temps des guerres de religion. On sait qu’ils ont existé dans certains lieux du Poitou et il a repris cette explication apparemment vraisemblable. Peut-être aussi ne faut-il pas écarter les restes d’une construction plus ancienne et ayant précédée la ferme-château qu’on était en train de démolir.

Corfou
Le journal de voyage en Orient, écrit de la main même de Marcel de Brayer, contient des passages intéressants (5) sur son projet du nouveau Linières. Ainsi note-t-il le 6 septembre 1869, où il est à Venise : « visites de monuments et de tableaux de peinture… J’acquiers deux belles armures très complètes que je ferai poser de chaque côté de la porte du salon de l’antichambre de Linières. Elles me coûtent 550 F. Dîné sur la place Saint-Marc. » Pour avoir une idée sur le prix, indiquons que la somme représente près d’un an de salaire de l’instituteur de la commune, logement de fonction compris.

Le 11 septembre il arrive en bateau au petit matin devant Corfou et note dans son journal le soir : « Je prends des graines d’un arbuste très odorant, sur le sommet de la citadelle. Je les planterai à Linières. »

Le 20 septembre il est à Athènes : « Puis nous entrons dans l’acropole par un clair de lune admirable. J’y éprouve une des plus belles sensations de ma vie et les larmes me viennent aux yeux. »
Le 24 septembre : « J’achète un tapis pour Linières 650 F. chez un marchand de tapis dont nous visitons l’usine. » A-t-il seulement négocié ?

Ces notes de voyage nous rappellent la sensibilité du jeune homme. Elles nous font découvrir aussi son amour des arbres. Quelques années plus tard, parlant de ses promenades en solitaire à Linières il écrira : « Vous ne savez pas combien il est doux de rêver à toutes ces choses sous l’ombrage de mes arbres chéris, au milieu de ces campagnes charmantes que le soleil rend si fécondes, le cœur et les yeux remplis de cette harmonie de la nature, qui, celle-là du moins, ne se trouble jamais. »

Ses arbres chéris ! Sans doute a-t-il découvert cette passion pour les arbres, les fleurs aussi, on le remarquera dans ses poésies, dans les serres de Marly-le-Roi au temps de son enfance. On imagine qu’il a été marqué par la passion horticole de son grand-père Guyet-Desfontaines et de son jardinier Jean Lesueur. Lui aussi deviendra membre de la Société nationale d'acclimatation et de protection de la nature.

L’été 1870 devait voir le début de la construction du château. 1870, « l’année terrible », selon Victor Hugo, vit le début des hostilités entre la France et l’Allemagne au mois de juillet. L’armée française, qui n’était pas prête, fut vaincue au bout de six mois. Elle avait mobilisé les jeunes français et mit à l’arrêt nombre d’entreprises. Mais dans la France occupée éclata ensuite une révolution à Paris, la commune, qui fut écrasée par le gouvernement provisoire d’A. Thiers. Tous ces évènements entraînèrent le report d’un an de la pose de la première pierre du château. C’est au printemps ou à l’été 1871 qu’elle fut posée « en grande pompe » toujours selon l’ami Cesson.

En septembre 1870, Marcel de Brayer et son oncle se trouvaient déjà à Saint-André-Goule d’Oie, où ils vont rester huit mois. Dans son journal intime de janvier et février 1871, nous l’avons déjà vu, avec son oncle, s’y morfondre en ce début d’année, allant presque tous les jours à Linières. Voir nos articles publiés en janvier et février 2011 : Journal du maire de Saint-André-Goule-d’Oie en janvier 1871On voit qu’il y fait transplanter beaucoup arbres, notamment un gros noyer. Il a en tête le parc qui doit entourer le futur château au nord et au sud. D’ailleurs le maître jardinier Victor Lesueur était venu sur place en avril 1871 pour discuter à nouveau de ce futur parc (6).

Archives Lesueur
Texte du laisser-passer ci-contre pour Victor Lesueur :
Nous soussigné comte de Brayer maire de Saint-André-Goule-d’Oie canton de Saint Fulgent (Vendée)
Invitons les autorités civiles et militaires à laisser passer librement de Saint-André-Goule-d’Oie (Vendée) à Boulogne-sur-Seine (Seine) M. Lesueur Victor (que nous connaissons personnellement) venu en Vendée pour affaires et qui s’en retourne chez lui.
En mairie, à Saint-André-Goule-d’Oie le 24 avril 1871 Le maire : comte de Brayer signature de l’intéressé.

Le jardinier que Marcel de Brayer avait spécialement embauché pour ses arbres, Stanislas Roulleau, était arrivé au cours de l’année 1870. Il venait du château de Beaulieu, à Pécy (Seine-et-Marne), propriété de Tessier des Farges. Il était cousin par alliance de Victor Lesueur. Il deviendra Vendéen et ses enfants feront souche dans la région. Il était bien charpenté et d’allure solide. Avec son visage ovale et son front dégarni, il avait un air placide, plutôt réservé (photo plus loin).

On apprend aussi dans son journal que le 31 janvier 1871 Marcel de Brayer a vu l’agent voyer sur le chantier de la nouvelle route. Sur le vieux chemin rejoignant Linières à la route de Chavagnes, on a refait la route, sans doute pour supporter les nombreux convois qui allaient l’emprunter désormais.

Marcel de Brayer fait aussi creuser et aménager un étang à la place de celui qui existait encore au 17e siècle, transformé ensuite en marécage et qu’on appelait l’ancien étang.

Dès 1871, la construction du château tout juste commencée, Amaury-Duval, son grand-oncle, ne pense plus qu’à la décoration intérieure. En septembre 1871 il passe à Paris « pour y travailler, rassembler tous mes croquis et dessins et pouvoir me mettre de suite à l'œuvre chez mon neveu. », écrit-il. Son ami Froment participe aux prémices, il conçoit certaines des compositions : « J'ai pensé depuis mon retour à Autun, aux peintures ovales de votre neveu et en essayant des compositions, j'en suis arrivé à croire pour la hauteur à laquelle cela se trouve pour l'œil il faut des sujets pas trop petits ni trop chargés de figures. Et j'en suis arrivé à l'idée que si nous admettons l'idée de l'harmonie (sur un ovale) qui préside aux saisons (sur les quatre autres) qu'il faut que ce soit traité avec une ou deux figures d'enfants au plus. C'est dans ce sens que je vous porterai des croquis ! » (7) Ils avaient quand même un peu le temps, mais le peintre était un perfectionniste qui travaillait lentement.

Nous n’avons pas d’informations sur le déroulement des travaux de construction. Le premier repère nous est donné en 1875, date où l’on vient de terminer la décoration de la première pièce, la salle de billard. Cette même année on commence celle de la salle à manger. Le château a pu être terminé dans l’année 1873. Indiquons tout de suite que la décoration intérieure se prolongea pendant dix ans encore. À sa mort, Marcel de Brayer n’avait vécu probablement qu’une saison dans son château, auquel il manquait, sauf pour une pièce, toutes les décorations murales qui furent l’œuvre majeure d’Amaury-Duval (7).

Le nouveau château, l’étang et le parc


Les photos de ce château de Linières sont facilement accessibles sur le site internet des Archives de Vendée (fonds iconographiques des archives numérisées), ou par celui de la mairie de Saint-André-Goule-d’Oie, qui possède un lien vers le premier.  Les photos des peintures et des décorations intérieures ont été reproduites par madame Véronique Noël-Bouton-Rollet dans sa thèse de doctorat sur Amaury-Duval en 2007.

Façade avant du château de Linières
Devant l’entrée, la cour, aux dimensions petites, fait apparaître en majesté le château lui-même. Les dimensions de sa façade sont relativement modestes, mais la hauteur de ses deux étages, avec ses 12 m, accentue cette impression, comparée aux 26 m de largeur. D’autant que la toiture est aussi haute qu’un étage, et que le bâtiment repose sur une terrasse surélevée d’environ 2 m.

Sur cette façade avant, deux avancées se détachent à chaque extrémité, de 7 m de large chacune, mais d’environ 2 m de profondeur seulement. Avec elles on est loin de la notion de donjon. Sans fioriture, leur aspect est identique au reste. Le décalage qu’elles créent apporte à cette façade une rupture qui la rend moins sévère, d’autant que ces avancées se prolongent sur la toiture.

Majestueuse mais simple d’apparence, cette façade offre à la vue ses cinq imposantes baies à chacun des deux étages. Presque aussi hautes que l’étage lui-même, surmontées de sculptures, leur nombre apporte la lumière à l’intérieur, certes, mais elles donnent à l’ensemble les formes de la vie. Rien de défensif dans cette conception architecturale, plutôt l’ouverture sur la nature. Et avec les couleurs choisies, briques rouges et pierres de tuffeau blanches, la vie est radieuse (8).

La toiture, haute de 6 m et pentue, constitue un étage d’habitation avec ses mansardes et ses 5 fenêtres placées dans le prolongement de celles des étages inférieurs. Quatre hautes cheminées à l’avant, et deux à l’arrière, émergent du toit recouvert d’ardoises dans un alignement parfait.

Enfin un escalier s’ouvre pour accueillir les visiteurs sur la petite terrasse d’entrée du bâtiment, en son milieu. Il est superbe avec ses grandes dalles de Charente. Il a été construit après coup, après la mort de Marcel de Brayer par M. Tillot, qui a construit aussi l’église de Saint-André-Goule-d’Oie. L’architecte des perrons s’appelait Anatole Jal, élève d’Amaury-Duval (9). Il fut architecte de la ville de Paris. Son père était un intime des Guyet-Desfontaines.

Étang de Linières (juin 2015)
Sur la face arrière un autre perron accueille les habitants par ses deux accès de chaque côté, séparant par sa balustrade la terrasse de la prairie qui descend vers l’étang. D’ici on domine et admire cette butte escarpée, plantée de quelques arbres, où la roche affleure par endroits. C’est le jardin à l’anglaise qu’eut aimé Byron (10). Puis c’est l’étang, creusé dans le lit du ruisseau de la Fontaine de la Gandouinière. Il s’arrête au midi près de l’ancestrale mare pour les bestiaux qu’alimente une source proche et qu’on appelle depuis toujours  « l’ancien étang ». Une petite île a été aménagée à l’extrémité sud de la pièce d’eau. Long d’environ 150 m et large de 60 m, l’étang est enserré à l’est par de grands chênes plantés sur la colline d’en face. Au-dessus d’eux, dans l’horizon du ciel, se détache le clocher de l’église de Saint-André situé à moins d’un km.

Cet espace aux horizons rapprochés est réservé aux habitants du château. Artistes venus de Paris, ils le désignent du nom de pièce d’eau. Les paysans des environs l’appellent plus prosaïquement l’étang. Leurs enfants, cédant à la curiosité, aiment déjouer la présence du régisseur et du garde-chasse pour l’approcher à travers le bois du versant est, ou en remontant le ruisseau à partir de la Bergeonnière. Entre ses deux coteaux, et à l’abri des grands arbres qui l’entourent, une atmosphère imprégnée de sérénité envahi les promeneurs. Toujours calmes, ses eaux s’animent des petits riens de la nature. Une feuille qui tombe, et de longues ondulations régulières se propagent sur sa surface. Soudain quelques bulles d’air viennent y mourir, signes de la vie qui règne au fond de l’eau. Dans les matins d’automne, quand la rosée recouvre les berges, des voiles de brumes sont suspendus au-dessus de l’eau, attendant de mourir au soleil. Certains hivers, c’est toute sa surface qui se transforme en glace, et en tentation diabolique pour les garnements des environs. Les bourgeonnements et les fleurissements du printemps paraissent plus vivaces, au long de cette surface d’eau immuable et tranquille. L’été elle réfléchit les rayons du soleil, profitant à peine de l’ombre des arbres réservée aux promeneurs.

Jardins du château de Linières
À l’arrière et sur les côtés du château, les arbres du parc forment l’écrin dont rêvent tous les poètes. Ces arbres si chers, non seulement à Marcel de Brayer, mais aussi à Amaury-Duval, sont une passion partagée dans la famille. Plus tard, le peintre offrira à ses amis des préparations de feuilles d’eucalyptus provenant de Linières. Côté sud, le parc se trouve en contrebas de la cour du château, un mur l’en sépare sur lequel se détachent quelques sculptures. L’une d’elles représente les initiales gravées de Marcel de Brayer. Avec ses allées droites, ses haies bien taillées et ses statues, il forme un ensemble en symbiose avec le château. C’est une ode à la nature dans une atmosphère charmante de raffinement et de simplicité, avec un air de noblesse. À force de visiter l’Italie avec son oncle, Marcel de Brayer a sans doute fait sien le principe formulé par Léonard de Vinci : « La simplicité est la sophistication suprême. »

Visite à l’intérieur du château


Initiales gravées de Marcel de Brayer
Entrons maintenant à l’intérieur du château. Grâce à diverses sources, il est possible d’en faire une description. Les dessins de M. de Gouttepagnon (11), la description de René Valette (12), et l’inventaire après décès d’Amaury-Duval en 1886, nous donnent, en les regroupant, suffisamment d’informations pour proposer cette description.

Quand on pénètre dans le vestibule d’entrée, on est impressionné par la hauteur sous plafond, près de six mètres. Tout aussitôt se trouvent la salle à manger à droite et le salon à gauche. Au fond le vestibule, dit des quatre saisons, est une grande pièce éclairée par deux fenêtres donnant sur la terrasse arrière. Le plafond « s’appuie sur une série de majestueuses colonnes qui alternent avec de monumentales caisses d’orangers. » Du vestibule on accède à droite à l’office et à gauche à une salle de billard. Enfin un escalier somptueux, situé sur la gauche, monte à l’étage.

Cheminée provenant
du château de Linières
Au premier étage la pièce maîtresse est la bibliothèque. « Figurez-vous une immense salle carrée complètement tapissée de boiseries massives et admirablement fouillées ; une cheminée de toute beauté dont le merveilleux mobilier a été apporté de Constantinople (13) ; un plafond richement caissonné, à pendentifs de chêne ; et sur les rayons des vitrines, d’innombrables volumes magnifiquement reliés, qui décèlent un amoureux du livre. »

La chambre du comte est située au premier étage, avec une salle de bains. « Rien également de plus frais que les quatre charmants panneaux qui décorent les murs de la salle de bain. »

Deux autres chambres à coucher, avec chacune un cabinet de toilette, s’y trouvent aussi. L’étage comporte en plus une salle de jeu, un salon, un petit office et un fumoir ou un boudoir. « Dans le boudoir on entre en plein céleste empire : ce ne sont de toutes parts que chinoiseries et bibelots en laques. »

Enfin un escalier de service monte au deuxième étage. C’est à ce niveau que se trouve la chambre d’Amaury-Duval avec un cabinet de toilette attenant. En outre, on dénombre six chambres et un cabinet de toilette.

Il y a en plus un étage dit des mansardes, avec dix petites chambres et une lingerie, suivant l’inventaire de 1886. On voit leurs petites fenêtres sur la toiture en regardant les photos des cartes postales.

La description ne serait pas complète sans descendre au sous-sol. S’y trouvait une cuisine avec ses deux fourneaux, l’un en briques et l’autre en fonte. À côté, une cave bien garnie et un serre-bois. Aujourd’hui que le château a été démoli, on pouvait encore deviner, jusque vers la fin du XXe siècle, dans des excavations du terrain, là où il s’élevait jadis, cette cuisine et cette cave.


La conciergerie les jardins et la ferme


Conciergerie du château de Linières
Après avoir construit le château on a complètement démoli les bâtiments d’habitation et d’exploitation de la ferme qui se trouvaient à côté. À la place on a construit une conciergerie et à quelques centaines de mètres plus loin vers l’ouest on est allé reconstruire les nouveaux bâtiments de la ferme de Linières. Sans doute projetés dès le départ, ces travaux ont été entrepris après la mort de Marcel de Brayer. M. Coulomb, habitant rue de la Chaussé d’Antin à Paris, a pris la suite de M. Chauvet en tant qu’architecte, pour ces nouvelles constructions commandées par Amaury-Duval.

La conciergerie, avec sa tour caractéristique, construite dans les années 1880, est le seul bâtiment rescapé de la démolition de 1912. Elle constitue un lieu différent de la nouvelle ferme. Elle se situe à l’entrée de la cour du château et a été bâtie dans l’ancienne et vaste cour intérieure d’autrefois, vraisemblablement au milieu de celle-ci. Le chantier a été important et on peut avancer sans se tromper que les anciens bâtiments ont servi de carrière pour monter certains nouveaux murs. L’originalité de son architecture réside dans ses tours à chaque extrémité du bâtiment. Au niveau de sa toiture recouverte de tuiles, quatre piliers en briques, disposés en carré et hauts d’environ deux mètres, supportent une charpente recouverte de tuiles elle aussi. Ouvert à tout vent, le plancher de la tour est protégé par une couverture métallique. Des deux tours il n’en reste qu’une maintenant. L’idée de ces deux tours est probablement née dans les souvenirs d’Amaury-Duval sur les paysages de Toscane en Italie, qu’il a visitée avec ferveur, avec ses campaniles si typiques.  

Le logement du concierge comprenait à l’origine (inventaire de 1886) quatre pièces sur le devant donnant au sud. À l’arrière, il y avait une remise à voitures et un serre bois assez vaste, d’où un escalier montait à l’étage dans un grand grenier. Sur le côté on avait bâti un hangar et une écurie pour les chevaux.

Devant la conciergerie des massifs de lauriers-palme, entourés d’allées gravillonnées, offraient un décor en harmonie avec l’entrée de la cour du château.

Une grange-étable située à quelques dizaines de mètres à l’ouest de la conciergerie était très originale, d’une architecture unique dans la région pour ce type de construction. De forme polygonale, son toit recouvert d’ardoises montait en pointe en son milieu. À côté, l’élégante silhouette de deux grands sapins ajoutait au pittoresque de la construction. Le bâtiment a été démoli dans les années 1970.

Stanislas Roulleau
Dans les champs de la Blachère, à quelques dizaines de mètres au nord de la conciergerie, on a aménagé un nouveau jardin pour remplacer l’ancien sur lequel avait été construit le nouveau château. Le propriétaire a fait entourer ce jardin d’un mur au nord (il subsiste encore) et à l’est, le long duquel Stanislas Roulleau a planté des arbres fruitiers qui prospéreront pendant des dizaines d’années. Au milieu du jardin a été construit un bâtiment servant de serres, à côté d’un puits équipé d’une pompe. Ce puits, situé à environ deux cents mètres du château, alimentait ce dernier par une canalisation retrouvée dans les années 1960 près du bâtiment de la conciergerie. Et le grenier du bâtiment de la serre deviendra plus tard un séchoir.

L’ancienne allée qui partait droit de l’ancien château jusqu’au chemin de Villeneuve à la Bourolière, en direction du sud-ouest, semble avoir été conservée jusqu’à la vente des terrains en 1912. Mais celle qui rejoignait les deux fosses a disparu avec l’aménagement des jardins du nouveau château. Les deux fosses, celle de la métairie de Linières et celle au sud de l’étang, subsistent toujours.

Il reste bien sûr l’allée actuelle qui conduit à la conciergerie et à l’emplacement de l’ancien château. Elle est nue maintenant, et des charmes plantés de chaque côté ont aussi disparu. Pour évoquer l’ombre apportée par leur taille, en forme de voûte au-dessus de l’allée, on a rapporté avec un brin d’exagération qu’il « y faisait noir en plein midi » (14). Les nouveaux propriétaires après 1912 ont enlevé ces charmes. Et sur le côté est on a planté à la place des acacias, qui restèrent en place jusque vers la fin du 20e siècle. Leurs odorantes grappes de fleurs blanches au mois de mai, ont ainsi longtemps donné en ces lieux l’illusion d’un raffinement disparu.

Combien tout cela a-t-il coûté ? Il ne reste dans les archives consultées aucun document se rapportant à cette construction. Nos recherches pour des constructions semblables à la même époque, ont donné des résultats tellement dissemblables, qu’il est difficile de les retenir. L’ami intime, Victor Cesson, a livré une confidence à la fin de sa vie, en 1898, évoquant une fortune de trois millions de francs (15). Si on prend ce chiffre au pied de la lettre, en tenant compte qu’une partie de ce montant n’apportait pas de revenus, on peut estimer les revenus annuels du détenteur autour de 100 000 F. au moins. Cette somme est validée par une déclaration des revenus immobiliers faites par Marcel de Brayer à la demande du receveur de l’Enregistrement de Paris, dans une note à la suite du testament ouvert de sa grand-mère en 1868. À cette époque un agent voyer en chef gagnait 5000 F. par an en Vendée. On peut formuler l’hypothèse que la grand-mère Guyet a probablement fait des économies dans les dernières années de sa vie. La vente de la maison de Marly-le-Roi avec son parc de 13 hectares est venue sans doute les augmenter. Il paraît très vraisemblable que le coût du nouveau Linières était à la portée des moyens financiers du propriétaire, sans même vendre une métairie.

Dernière précision glanée dans les archives : sur le cadastre, on peut lire que l’impôt foncier pour le château est de 500 F. en 1874, à comparer à celui de 12 F., dû pour la métairie de la Mauvelonnière par exemple (16).

Fresques dans le salon du château de Linières
(photos J. Caillé)
Les fresques ci-contre entourent la porte ouvrant sur la salle à manger :

À gauche une œuvre de V. Mottez : "Danse bretonne"

À droite : "Promenade dans le parc de Linières"

Comme nous venons de le voir, la construction du nouveau Linières s’est poursuivie après la mort de Marcel de Brayer, jusqu’à son terme, avec Amaury-Duval. Ce dernier va le faire vivre avec ses nombreux invités, tous des amis, comme avait prévu de le faire son petit-neveu. À cause de certains des tableaux de nus, pourtant bien épurés, peints sur les fresques des murs, découverts surtout par les enfants des environs au moment de la démolition vers 1912, une rumeur idiote va se répandre ensuite dans la population : les invités auraient été de mœurs légères et on a faussement brodé sur ce thème.

Parmi ces invités, Émile Augier, a eu un geste d’amitié envers le créateur de ce lieu enchanteur pour lui comme pour d’autres. C’était un des dramaturges à la mode à son époque. Au moment de l’édition de son théâtre complet en 1890-1893 en sept volumes, il a dédié une de ses œuvres à la mémoire de Marcel de Brayer. Il s’agit du Joueur de flûte, une comédie en un acte et en vers, représentée pour la première fois à la Comédie Française le 19 décembre 1850. Il a reproduit à cette occasion l’annotation suivante en latin : « Si qua fatta aspera rumpas … ». Elle est inspirée du vers de Virgile (Enéide, VI, 882) : Heu, miserande puer ! Si qua fata aspera rumpas, qu’on peut traduire ainsi : « Oh, enfant digne de pitié ! par quel moyen feras-tu rompre le rude destin ? »


(1) Archives de la société Eduenne d’Autun, fonds Amaury Duval : K8 33, lettre d’Emma Guyet à Eugène Froment du 10-7-1865.
(2) Archives de la société éduenne d’Autun, fonds Amaury Duval : K8 34, Lettre de J. Maindon à M. de Brayer du 29-12-1874.
(3) Maurice Bedon, Le château au XIXe siècle en Vendée, Lussaud (1971).
(4) Lettre de Denis Lesueur, novembre 2010.
(5) Archives de la société éduenne d’Autun, fonds Amaury Duval : K8 34.
(6) Laisser passer du 24-4-1871 aux autorités civiles et militaires, signé du maire de Saint-André, M. de Brayer, les prussiens occupant encore le pays.
(7) V. Noël Bouton Rollet, Amaury-Duval (1808-1885). L’homme et l’œuvre, (2005-2006), thèse de doctorat en Sorbonne Paris IV, page 65.
(8) Archives historiques du diocèse de Luçon, fonds de l’abbé Boisson : 7 Z 32-3, témoignage de Mme Caillé de Saint-Fulgent.
(9) Lettre de V. Cesson à L. de la Boutetière du 21-11-1901.
(10) Poète anglais qu’admirait par-dessous tout M. de Brayer. Louise Belloc, née Chassériau, une cousine par alliance de sa grand-mère, en avait écrit une biographie.
(11) M. de Gouttepagon (1837-1923), auteur de dessins de Linières et d’un croquis.
(12) R. Valette habitait le logis de Beauregard à Mouilleron-en-Pareds et fut chroniqueur dans la revue du Bas-Poitou, où il a décrit Linières. C’est lui que nous citons dans cette description.
(13) Elle se trouve chez un particulier en Vendée, et on peut en voir la photo dans le livre « Cheminées de Vendée » d'Anne-Marie de Raigniac, Édition de Bonnefonds (2000). On y lit que la cheminée « est en bois, avec des motifs antiquisants : cariatides en gaines, piliers cannelés d’ordre corinthien et ionique, pointes de diamant sur le manteau. »
(14) Archives historiques du diocèse de Luçon, fonds de l’abbé Boisson : 7 Z 29-2, notes de P. Boisson après sa rencontre avec E. François père le 3-6-1964.
(15) Lettre de V. Cesson à L. de la Boutetière du 17-12-1898.
(16) A. M. Huitzing, Modes de faire valoir et changement social à Saint-André-Goule-d’Oie 1840-1976, Amsterdam (1979).

Emmanuel François, tous droits réservés
Mars 2012, complété en décembre 2016

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jeudi 2 février 2012

Emma Guyet-Desfontaines, une femme moderne de son temps

Nous avons déjà exposé la vie d’Emma Guyet (elle signait ainsi) jusqu’à son deuxième mariage en 1830, au temps où elle s’appelait Madame Chassériau. Nous avons aussi évoqué son intimité familiale et la vie de sa fille Isaure, interrompue à l’âge de 34 ans. La châtelaine de Linières vivait bien éloignée de Saint-André-Goule-d’Oie et de Chauché, comme nous allons le voir ici en abordant sa vie publique et d’artiste. Celle-ci a eu pour cadre principal le salon qu’elle tenait. Aussi il nous paraît nécessaire de situer auparavant cette institution des salons d’artistes dans une perspective historique. Dans le même temps nous pourrons mieux comprendre son comportement au regard des mœurs de l’époque. Ainsi Emma Guyet nous apparaît-elle comme une femme de son temps, mais une femme moderne dans son temps.

Tout d’abord, qu’est-ce qu’un salon ?

Qu’est-ce qu’un salon ?


Virginie Ancelot
« Un salon est une réunion intime, où l'on se connaît et se cherche, où l'on a quelque raison d'être heureux de se rencontrer. Les personnes qui reçoivent sont déjà un lien entre celles qui sont invitées, et ce lien est plus intime quand le mérite reconnu d'une femme d'esprit l'a formé ; mais il en faut encore d'autres entre ceux qui s'y rencontrent : il faut des habitudes, des idées et des goûts semblables ; il faut cette urbanité qui établit vite des rapports, permet de causer avec tous sans en être connu et qui était jadis une preuve de bonne éducation et d'usage d'un monde, où nul n'était admis qu'à la condition d'être digne de se lier avec les plus grands et avec les meilleurs.
Cet échange d'idées fait bien vite connaître la valeur de chacun ; celui qui apporte le plus d'agrément est le plus fêlé, sans considération de rang et de fortune, et l'on est apprécié, je dirais presque aimé, pour ce qu'on a de mérite réel ; le véritable roi de cette espèce de république, c'est l'esprit ! » Ces lignes ont été écrites par Virginie Ancelot, une romancière, auteur dramatique, mémorialiste et peintre, célèbre par son salon dans l’un des appartements de l’hôtel de La Rochefoucauld (rue de Seine) qu’elle ouvrit à partir de 1824. Le mot de « salon » est une invention du XIXe siècle, alors que l’institution remonte au XVIIe siècle. Il désigne ainsi une forme particulière de sociabilité. Avant le XIXe siècle, on qualifie de telles réunions de société, cercle, bulle ou cénacle.

Le salon, par le droit de parole qu'y prenaient les femmes, leur permettait de jouer un rôle social. C’est dans leurs salons qu’est né l’art de la causerie caractéristique de la société française. Ces salons où l’on s’entretenait de belles choses en général, et surtout des choses de l’esprit, exercèrent une influence considérable sur les mœurs et la littérature.

Dès le début du XVIIIe siècle, on trouve des salons accueillant les écrivains et les artistes, mais également on y donnait des fêtes, où se mêlaient aristocrates et bourgeois. Par exemple, Mme de Tencin, mère de d’Alembert, en animait un et avait publié cinq romans anonymement. La littérature, le théâtre, le jeu, la peinture, la musique y occupèrent alors une place importante : même la politique à partir du milieu du XVIIIe siècle. L’Encyclopédie est née dans le salon du baron d’Holbach. Sous la Révolution, les salons où l’on joue de la musique, où l’on sert des repas raffinés, où l’on cause politique, théâtre et littérature sont également nombreux.

Au temps de Mme Guyet-Desfontaines, la vogue des salons est toujours vivace et les plus célèbres ont été ceux de Juliette Récamier (1), de Delphine de Girardin (2), de Charles Nodier (3), de Virginie Ancelot (cf. ci-dessus) de la comtesse Taverna (4), etc. Il y avait les salons des légitimistes, avec leurs fréquentations aristocratiques. Le premier salon musical de l’époque était celui de l’ambassadeur d’Autriche, le comte Antoine Apponyi, qui en avait fait un foyer du légitimisme, où on venait écouter Litz et Chopin. Le salon de Mme Guyet-Desfontaines était orléaniste avec ses fréquentations de bourgeois en vue et d’artistes.

Nous avons déjà indiqué qu’Emma commença par fréquenter le salon de Sophie Gay, l’amie de leur mère. Intéressons-nous à celui de Nodier, où Emma et Amaury-Duval firent leur début le plus marquant dans la société des artistes de leur temps. Pour décrire le salon des Nodier, nous reprenons ici le texte de Virginie Ancelot :

Amaury-Duval : Marie Menessier-Nodier
« La maison de Nodier était fort animée, et les réunions pleines de gaieté ; je n'ai vu nulle part autant d'entrain. Les peintres, les poètes, les musiciens, qui faisaient le fond de la société, étaient laissés à toutes leurs excentricités particulières, et remplissaient le salon de paroles vives et retentissantes.

Madame Nodier était aimable de bonté. Sa fille unique l'était avec son esprit, qui tenait de celui de son père, avec ses talents agréables et avec ses quinze ans. C'était une existence qui s'épanouissait parée de mille enchantements. Peu de jeunes filles ont eu, autant que mademoiselle Marie Nodier, cette verve joyeuse qui semble dire : je suis heureuse de vivre !

On s'amusait donc beaucoup chez Nodier, car une réunion s'empreint naturellement des dispositions d'esprit de la femme qui la préside, et la toute charmante fille de Nodier remplissait de joie le salon de son père ; elle y avait ses amies, comme à la fleur de l'âge. Des poètes, des musiciens, des peintres aussi jeunes et joyeux, les faisaient danser, et tout cela était sous le charme de l'espérance ; la gloire leur apparaissait rayonnante, ils la voyaient de loin !

Il y avait aussi chez Nodier de ces rêveurs saint-simoniens et fouriéristes dont les âmes honnêtes croyaient possible une société sans crimes et sans malheurs : ils espéraient alors être témoins heureux de cette merveilleuse invention ! (5) Que d'espérances se mêlaient aux danses, aux valses, aux galops, aux polkas !

Et parfois, en carnaval, les déguisements les plus plaisants et les plus pittoresques amenaient la gaieté jusqu'à la folie. Alors il n'était permis à personne de venir sans être déguisé. Oh ! Il fallait toute la gentillesse de la jeune fille de la maison pour exciter la curiosité de graves personnages au point de les soumettre à cette décision » (6).

La fille de Charles Nodier écrit elle-même dans ses Mémoires, à propos de ces réceptions : « On put y admirer de nouveau, au rayonnement des noms illustres, les gracieuses ou splendides beautés que contenait l'écrin féminin de ce temps-là. Madame Victor Hugo, madame la comtesse O'Donnell (7), madame Guyet-Desfontaines, mesdames Amédée Pichot, Duponchel, Deveria, Robert Fleury, madame de Bazaine Sénovert, madame Alexandre Bixio, ma sœur plutôt que mon amie madame Auguste Jal, Francine, la très-jeune nièce de mon père, déjà belle et déjà spirituelle, les deux adorables filles du général Pelletier. » (8)

Et Alexandre Dumas de continuer dans ses Mémoires, un bien cabotin : « Nodier prétendait que j'étais une bonne fortune pour lui, en ce que je le dispensais de causer ; mais ce qui, en pareil cas, était la joie du paresseux maître de maison, était le désespoir de ses convives : dispenser de causer le plus charmant causeur qu'il y eût au monde, c'était presque un crime : il est vrai qu'une fois chargé de cette vice-royauté de la conversation, je mettais un amour-propre inouï à bien remplir ma charge.
Il y a des maisons où l'on a de l'esprit sans s'en douter, et d'autres maisons où l'on est bête malgré soi. Moi, j'avais trois maisons de prédilection, trois maisons où flambaient incessamment ma verve, mon entrain, ma jeunesse : c’était la maison de Nodier, la maison de madame Guyet-Desfontaines, et la maison de Zimmermann (un « temple » de la musique). Partout ailleurs, j'avais encore quelque esprit, mais l'esprit de tout le monde. »

Le salon de madame Guyet-Desfontaines



  

                       Charles Guyet                                Sébastien Luneau
 Caricatures de J. A. Barre exécutées dans le salon d'Emma Guyet-Desfontaines

Quand Emma vient habiter chez Marcellin Guyet-Desfontaines en 1832, elle emmène tous ses amis du Quai Conti. Ses « mardis », qui deviendront plus tard des « samedis », vont trouver un cadre plus élégant. Vont s’y adjoindre les amis de son mari : le vicomte du Vigier (9), Charles Guyet (quand il n’est pas en mer) (10), Félix Arvers (11), A. de Musset, etc. Aussi son cousin le journaliste Isidore Guyet. Il cessa d'écrire dans les journaux en 1843, occupant ensuite ses loisirs à retracer ses impressions de journaliste sur les hommes politiques du temps. On lui doit aussi les explications ajoutées aux gravures au trait de l'arc de triomphe de l'Étoile par Normand (Paris, 1810-1811, in-4°. L. Louvet). Plus tard on verra des hommes politiques : Sébastien Luneau (député des Sables-d’Olonne), Edmond Blanc (député de Haute-Vienne), orléaniste conservateur qui fut aussi secrétaire général du ministère de l’Intérieur, Odilon Barrot (chef de file des orléanistes de gauche dont fait partie Marcellin), l’amiral Lalande (12). Des ministres viendront aussi se distraire : Montalivet (13), Cunin-Gridaine (14), Lacave-Laplagne (15), ainsi que le grand ami Armand Bertin, qui succédera à son père dans la direction du Journal des Débats de 1841 à 1854. Le monde de la politique, de l’administration et des affaires représentait environ 20 % des habitués du salon (16). Les membres de la famille et amis très proches représentaient à peu près la même proportion. Plus de la moitié des habitués étaient donc des artistes (littérature, peinture, musique, etc.), parfois amis proches en même temps. Mais dans une société française où l’aristocratie avait retrouvé toute sa place, elle est rarement présente chez les Guyet-Desfontaines. On est principalement entre bourgeois.

Au sujet du salon de sa sœur, Amaury-Duval a écrit : « Il y aurait peut-être un récit à faire des soirées de la rue d’Anjou, qui devinrent fort à la mode, et dont les programmes, variés à l’infini par le génie inventif de ma sœur, étaient plus curieux et plus inattendus les uns que les autres. » (17)

Pour diriger un salon il faut une bonne connaissance des hommes, du tact, une autorité douce mais ferme. Mme Guyet-Desfontaines possédait ces qualités avec sa vivacité toute personnelle et sa bonne humeur contagieuse. C’est tout le paradoxe de cette société d’autrefois où la sphère des hommes et celle des femmes se rencontraient dans une profonde inégalité. On n’admettait pas que les femmes se mettent en vue comme les hommes, y compris dans les arts. Elles avaient une place éminente à la maison ou dans la société, mais comme mère ou épouse. Diriger un salon était un rôle de femme dans l’écrasante majorité des cas, celui de l’épouse et maîtresse de maison. La morale, la religion et l’enseignement cimentaient cet état de fait de leurs arguments, de leurs croyances et de leurs programmes. Le droit, marque des sociétés évoluées mais jamais d’avant-garde, le traduisait dans ses règles : ni capacité juridique, ni droit de vote pour les femmes.

Madame Guyet-Desfontaines dans le statut de la femme en 1840


C’est ainsi qu’à cette époque encore, une femme pouvait difficilement s’afficher comme écrivain. À titre d’exemples la grande femme de lettres et romancière, la baronne Dudevant (1804-1876), a choisi un pseudonyme masculin pour faire carrière : Georges Sand (18). De même la fille de Sophie Gay, Delphine, épouse d’Émile de Girardin, fit carrière en littérature et dans la presse avec des pseudonymes masculins, dont le plus usité a été Charles de Launay. Une amie d’Amaury-Duval, Alice Marie Céleste Durand (1842-1902), femme de lettres, signait Henry Gréville. Emma elle-même indiquera comme nom d’auteur à ses livres : « une inconnue ». Amaury-Duval a écrit de manière révélatrice à propos de sa mère : « Elle s’était retirée à la campagne où le goût du jardinage avait remplacé son goût pour les arts qu’une mère de famille n’a pas le droit de cultiver, coupant, taillant, binant elle-même… » (19).


Emma Guyet-Desfontaines, femme moderne de son temps, a, elle aussi, été freinée par les carcans sociaux de son époque. Nous l’avons même surprise à fumer ! En Angleterre, il est vrai, où elle se plaint en ces termes : « Il est défendu de fumer dans les rues, et mon pauvre mari se cache dans tous les coins pour passer un moment avec sa pipe. Quant à moi, je l’ai voulu, fumer, à la campagne, chez les Heath, et l’on m’a envoyé une députation pour me supplier de ne pas fumer, pour ma considération, pour les domestiques de la maison X. Tu juges de mon plaisir. » (20)

Souvent pour une femme, l’acte de fumer affichait une appartenance au monde intellectuel, les romantiques ayant popularisé la pratique des fumeries. Ainsi la célèbre Georges Sand n’hésitait pas à apparaître en public la pipe à la bouche. L’acte de fumer était pratiqué surtout dans la haute société, avec l’idée de supprimer une frontière entre les sexes, et de faire preuve en même temps de modernité. Néanmoins, l’innovation ne manqua pas de faire débat. On sait qu’Amaury-Duval était un bon fumeur de pipe comme son beau-frère Guyet-Desfontaines. Malheureusement Emma ne nous précise pas si elle fumait la pipe ou la cigarette. Celle-ci était apparue en 1843, popularisant le tabac progressivement dans les milieux plus populaires.


(1) Julie ou Juliette Récamier (1777-1849), jolie femme qui donna le ton de la mode sous le Directoire. Elle fut amie de Benjamin Constant et de Chateaubriand.
(2) Fille de Sophie Gay (amie de la mère d’Emma), écrivaine elle-même.
(3) Ami du père d’Emma, journaliste et écrivain, eut une grande influence pour lancer le romantisme.
(4) Italienne née vers 1815, amie intime de Thiers.
(5) Ce fut l’époque du lancement des premières théories socialistes, dont celles de Fourier, du Saint-Simonisme, et un peu plus tard de Proudhon.
(6) V. Ancelot, Musée des familles, lectures du soir, (T 24), page 98 et s.
(7) Fille de Sophie Gay, née du premier mariage de son mari, et mariée à Jean Louis Barthélemy O’Donnell (1783-1836), qui fut conseiller d’État. 
(8) Mme Mennessier-Nodier, Charles Nodier : épisodes et souvenirs, Didier (1867). Dans son testament Amaury-Duval légua en 1885 une rente sur l’État à 3 % de 2 500 F à chacune de ses filles (Thècle et Marie), et une de ses œuvres à son mari Emmanuel.  
(9) Parent de sa mère, l’ex vicomtesse de Lespinay. Une de ses filles sera dotée d’une rente viagère de 1 200 F par Mme Guyet-Desfontaines dans son testament en 1868. 
(10) Charles Guyet (1797-1867) fils de Jacques, un frère de son père, et ami d’Augustin Jal (Voir le dictionnaire des Vendéens sur le site des archives de la Vendée).
(11) Félix Arvers, poète, clerc dans l’étude de Guyet-Desfontaines à ses débuts.
(12) Julien Lalande (1787-1844), commanda l’escadre d’Orient de 1833 à 1839.
(13) Camille Bachasson, comte de Montalivet (1801-1880), plusieurs fois ministre de Louis Philippe, dont il était très proche.
(14) Laurent Cunin, dit Cunin-Gridaine (1778-1859), plusieurs fois ministre de Louis Philippe, et un des chefs du parti conservateur.
(15) Jean Lacave-Laplagne (1795-1849) est un magistrat à la Cour des comptes,  député et plusieurs fois ministre des finances sous la Monarchie de Juillet. On s’est moqué de lui à cause de sa laideur.
(16) Calculé à partir des caricatures des habitués du salon (par J.A. Barre), pris comme échantillon représentatif.
(17) Amaury-Duval, Souvenirs (1829-1830, Plon (1885), page 253.
(18) À propos de Georges Sand, rappelons que son fils, Maurice Dudevand (1823-1889), épousa Lina Calamatta, la fille de Joséphine Raoul-Rochette, elle-même fille du grand sculpteur Houdon et aussi sœur de l’épouse de l’oncle d’Emma, Henri Pineu-Duval.
(19) Archives de la société éduenne d’Autun, fonds Amaury Duval : K8 35, manuscrit d’Amaury-Duval.
(20) Archives de la société éduenne d’Autun, fonds Amaury Duval : K8 33, lettre d’Emma Guyet à Amaury-Duval du 23-7-1854.

Emmanuel François, tous droits réservés
Février 2011

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